• Notre Père 3

    Le ciel ou le royaume de Dieu n’est pas au bout du monde…
    Le Royaume de Dieu. Depuis plusieurs dimanches. Jésus nous parle du Royaume de Dieu – disons du ciel ou des cieux -. Pour dire quoi ? Eh bien d’abord que le ciel ce n’est pas seulement ni surtout pour après la vie –. Il nous faut faire un effort pour comprendre cela, car que nous le voulions ou non, nous reléguons le ciel parmi les réalités dernières, espérant au fond de nous que nous aurons à le connaître le plus tard possible. Or le Christ nous dit que le ciel ce n’est pas pour demain, ni pour après-demain, mais pour maintenant. Ici et maintenant.
    Souvenez-vous de la parabole du semeur : le Ciel est là, il dépend seulement de la qualité de notre cœur pour que le blé du Royaume puisse y germer, y lever et y mûrir pour la moisson. Vous le savez bien, le ciel, c’est être avec Dieu, être uni à Dieu. N’est-il pas vrai que Dieu est dans le cœur de tout homme, qu’il est intérieur à moi, au fond du fond de mon être ? ¨C’est une belle chose que cette union de Dieu avec sa petite créature !” disait le Curé d’Ars. Il ne cessait de s’en étonner ¨Oh ! la belle vie ! s’exclamait-il, la belle union de l’âme avec Dieu. L’éternité ne sera pas assez longue pour comprendre ce bonheur.” Et vraiment le Seigneur vient à nous, il vient à notre rencontre, à chaque heure du jour, mais tout particulièrement quand les chrétiens se réunissent pour fêter sa résurrection. ¨Il est là, disait encore le Curé d’Ars, avec son bon cœur qui attend que nous allions lui dire nos besoins et le recevoir…Voyez comme il est bon ! il s’accommode à notre faiblesse… S’il s’était présenté devant nous dans toute sa gloire, nous n’aurions pas osé l’approcher.”
    Ne vous arrive –t-il pas, à vous aussi, à certaines heures de pressentir cela que les saints ont vécu, à savoir que le Seigneur est proche, tout proche de nous, qu’il est au-dedans de nous. Alors un bonheur nous habite qu’on ne saurait dire avec des gestes.
    Le curé d’Ars - je ne me lasse pas de le citer -, pourvu qu’il fût à l’église, au pied de l’autel, devant le saint sacrement et il était heureux, si heureux, si comblé qu’il ne voyait pas le temps passer. Mais pas seulement à l’église. Un de ses paroissiens dont on a conservé le témoignage dit : “Je crois bien que notre curé était toujours uni à Dieu, où qu’il fût¨.
    Pourquoi évoquer le Curé d’Ars ? Quelqu’un m’a reproché un jour de trop parler des Saints ! Ce serait utopique de vouloir les suivre aujourd’hui, ils ont vécu dans le passé, dans d’autres circonstances…Il a en partie raison, celui qui m’a reproché cela, car en vérité il ne s’agit pas de les imiter – pas plus qu’il ne s’agit d’imiter Jésus-Christ, d’une certaine façon, au pied de la lettre. Il s’agit au contraire de nous laisser prendre par le même feu. ¨Ce qui manque le plus cruellement, ce sont des témoins vivants de la foi. Seule la foi vécue est éloquente. “Les saints sont comme des phares”, disait récemment Walter Kasper l’actuel évêque de Munster,) .
    Vous connaissez aussi le Père de Foucauld. La grâce le toucha il y a plus de cent ans, en 1886, alors qu’il était jusque là un jeune officier, fier, sans foi ni loi dépensant sans compter sa fortune. Revenant plus tard sur ses années de jeunesse, il écrit : ¨ En me faisant entrer dans son confessionnal un des derniers jours d’octobre, entre le 27 et 30, je pense. Vous m’avez donné tous les biens, mon Dieu¨. Il ajouta ceci : ¨ S’il y a de la joie dans le Ciel à la vue d’un pécheur se convertissant, il y en a eu quand je suis entré dans ce confessionnal !…Quel jour béni, quel jour de bénédiction. Et depuis ce jour toute ma vie n’a été qu’un enchaînement de bénédictions !”
    Et la petite Thérèse de Lisieux se donna elle aussi au Seigneur la même année que le Père de Foucauld ; elle n’avait que quatorze ans en 86. Voici comment elle en parle quelques années plus tard : ¨Je sentais en mon cœur des élans inconnus presque alors…Un soir, ne sachant comment dire à Jésus que je l’aimais et combien je désirais qu’il soit partout aimé et glorifié, je pensais avec bonheur qu’il ne pouvait jamais recevoir de l’enfer un seul acte d’amour ; alors je dis au Bon Dieu que pour lui faire plaisir je consentirais bien à m’y voir plongée afin qu’il soit aimé éternellement dans ce lieu de Blasphème¨ Et elle ajouta ceci qui est si beau :¨ Quand on aime, on éprouve le désir de dire mille folies¨ (Manuscrits autobiographiques, p. 133).
    Et qui mieux que saint Augustin a vécu la passionnante aventure spirituelle qu’est la quête de Dieu. Il cherche d’abord le bonheur dans les biens de la terre et va d’illusions en illusions, de peine en peine,. Ce n’est que bien tard à trente-deux ans, en 386, seize siècles avant Le Père de Foucauld, qu’il rencontra Dieu de façon définitive dans un jardin à Milan. ¨Malheureux homme que j’était¨ jusque là dira-t-il. Mais maintenant : ¨O douceur de bonheur et de sécurité mon Dieu tu me rassembles de la dispersion, où sans fruit, je me suis éparpillé, quand je me détournais de toi l’Unique pour me perdre dans les choses” (II 1,1). Il avait enfin découvert le trésor dont parle l’Ecriture, il ne le lâchera pas. Et moi, où en suis-je ?


    Un roi célébrait les noces de son fils…

    Ce qui, une fois de plus, m'étonne dans l'Evangile d'aujourd'hui, c'est la manière de parler de Jésus. Il parle avec des images. Au fond, il raconte une histoire, une histoire toute courte que chacun peut comprendre et cette histoire contient un trésor infini d'enseignement. Jésus aime cette manière concrète, imagée de parler. Par exemple, on m'a fait apprendre au catéchisme de mon enfance : Qui est Dieu ? Réponse : Dieu est un pur esprit, éternel, infiniment parfait, créateur et maître de toutes choses. J'avoue que ce pur esprit ne m'a jamais inspiré autre chose que des frissons. Ça me faisait peur, je ne sais pas trop pourquoi. Jésus ne dit jamais rien de tel dans les Evangiles. Saint Luc, par exemple, évoque une situation précise où l’on voit Jésus en prière - ça avait posé des questions à ses amis. Ils voudraient en faire autant. Alors ils lui demandent : Seigneur, apprends-nous à prier. Il répond : « quand vous priez, dites : Père...Et c'est le Notre Père. Avec tout ce qu'évoque le mot Père. Vous connaissez l'histoire de l'enfant prodigue, le fils qui à sa majorité a voulu vivre à sa façon, qui a demandé sa part d'héritage puis est parti à la recherche du bonheur - et qui au lieu du bonheur a trouvé la pire misère. Honteux, il revient à la maison et vous savez la suite: son père l'attendait, dès qu’il l’aperçut au loin, il courut au-devant de lui, lui ouvrit les bras et fit faire la fête. Tel est le Dieu de l'Evangile. Non pas un pur esprit, mais comme père.
    Et maintenant le Ciel. Comment vous imaginez-vous le Ciel ? Si je vous pose la question vous penserez au catéchisme et vous direz : le Ciel ou Paradis est un état de bonheur parfait dont jouissent éternellement les Anges et les Saints avec les trois personnes divines. Je ne dis pas que c'est faux, mais ce n'est pas ainsi que parle Jésus. Comment Jésus en parle-t-il ? - Vous l'avez entendu tout à l'heure dans l'Evangile : « Le Royaume des Cieux est comparable à roi qui célébrait les noces de son fils ». Il utilise une image, une métaphore, comme font les poètes. L'image de la fête, une fête autour d'une table. Un banquet. Chacun comprend cela. Banquet de noces , banquet de communion. Pas un simple repas, un repas de fête, comme on le voit souvent dans les évangiles. On est ensemble pour manger, mais plus encore pour de vrais échanges - où les souvenirs ont toute leur importance mais aussi le présent et les projets d'avenir. On est heureux de se retrouver. Souvent déjà j'ai évoqué combien les repas avaient de l'importance pour Jésus. A peine a-t-il appelé Mathieu, l'employé des péages, qu'on le voit à table dans la maison de Mathieu en compagnie des publicains et des pécheurs (Mt 9,10) - Quand Jésus en entrant à Jéricho aperçoit Zachée - le petit homme qui pour voir Jésus était monté sur un arbre - il s'invite chez lui : « Zachée, dit Jésus, descends vite de ton arbre, aujourd'hui je viens chez toi ». Et Zachée le reçut plein de joie autour de sa table.
    Rappelez-vous encore les noces de Cana... Or le banquet d'aujourd'hui est pareillement un banquet de noces. L'importance des noces. Ce n'est pas par hasard qu'il soit question de noces. C'est un signe et Mt, qui rapporte le récit, en a bien compris le sens. Il est question d'époux, mais pas d'épouse parce que précisément l'épouse c'est nous, c'est l'humanité à qui le fils de Dieu est venu s'unir. Cet époux que les Juifs attendaient mais qu'ils n'ont pas su reconnaître. Ils y étaient invités, mais ils ont trouvé chacun une excuse pour refuser. Les uns avaient affaire à leur commerce, les autres aux champs. D'autres enfin, on ne sait pourquoi, s'en sont pris aux serviteurs : ils les empoignèrent et les tuèrent. On reconnaît évidemment les pharisiens et les scribes, les plus pieux apparemment, les soi-disant responsables religieux du peuple... Mais nous, 2000 ans plus tard, sommes-nous meilleurs ?


    Le soleil brille pour les bons et les mauvais !
    Me revient en mémoire une page de Jean Sulivan, prêtre, romancier et écrivain, mort il y a près de tente ans dans laquelle il raconte dans un style admirable des choses qui élèvent le cœur. Le livre évoque sa mère, sa vieille mère sur sa petite ferme de Bretagne. Lui, le fils prêtre vit à Paris ; il vient voir sa mère les dimanches. Lors d’une de ces visites il lui apporte une croix de style moderne qu’un de ses amis lui avait donnée. Il remarque que la maman n’était pas très enthousiasmée. « C’est trop beau pour moi, dit-elle, que va-t-on penser ? » Mais le fond de sa pensée finit par venir : « Qu’a-t-il fait de Notre Seigneur, ton artiste ? – Il ne l’a pas trouvé sur la croix, répondit le fils. Avez-vous oublié, maman, qu’il fut décloué, mis en terre, ressuscité ? La croix est vide : ce sont des millions d’hommes chaque jour, maintenant, qui s’y trouvent cloués bon gré mal gré, tous ceux qui souffrent dans leur corps ou leur âme, tous les malheureux, les affamés, les sans abri, les sans travail. Lui seul s’est échappé en avant de tous jusqu’à ce qu’il vienne nous prendre avec lui. »
    Elle hocha la tête. Quelques mois passent. Un dimanche matin elle lui dit : « C’est curieux, je m’y fais à ta croix, comment dis-tu, au décrucifié. Je pense moins au Seigneur, plus aux hommes qui supportent et je prie. Crois-tu que ce soit mieux, toi qui sais tout ? »
    La petite paysanne bretonne, avait compris l’essentiel au soir de sa vie. Il n’y a dans la mort du Christ aucune exigence de réparation, de justice de la part de son Père. Dieu n’avait pas besoin qu’on venge son honneur compromis par les péchés des hommes. Non, contrairement au catéchisme de mon enfance, Il ne réclamait aucune victime qui fût digne de lui, pas même sin Fils. C’eût été indigne de lui. Rien dans les Evangiles n’ouvre de telles perspectives, rien ne permet d’attribuer à Dieu la moindre violence. Bien au contraire, le Dieu de Jésus-Christ est étranger à toute forme de violence. « Vous avez appris qu’il a été dit : tu aimeras ton prochain et tu haïras ton ennemi. Eh bien, moi je vous dis : aimez et priez pour ceux qui vous persécutent. Ainsi vous deviendrez les fils de votre Père qui est dans les cieux ; Car il fait lever son soleil aussi bien sur les méchants que sur les bons, il fait ^pleuvoir sur ceux qui lui sont fidèles comme sur ceux qui ne le sont pas. ». Si le Christ présente son Père et le nôtre de cette manière, c’est pour que nous l’imitions à notre tour, que nous aussi, comme lui, nous renoncions à toute forme de violence. Car ce n’est pas en sacrifiant un animal, moins encore un fils d’homme que nous sauverions l’homme, mais en nous ouvrant à lui, en cherchant à créer une humanité nouvelle, un peuple de frères d’où seraient exclus la haine et l’égoïsme, où règneraient au contraire le pardon et l’amour. « Tu ne prends aucun plaisir au sacrifice, dit le psalmiste, mais d’un cœur brisé et broyé tu n’as point de mépris (psaume 50). Le Christ n’est pas un sacrifié : « Nul ne prend ma vie, dit-il, c’est moi qui la donne ». Comme le serviteur d’Isaïe, il est l’innocence même. En donnant sa vie, il nous prend dans ses bras et nous invite à faire de même.


    Que ton règne vienne
    Davos et Porto-Alegre, deux villes, l’une en Suisse, l’autre au Brésil, dont les noms commencent à être connus pour les rencontres qui s’y tiennent. A Davos, le Forum économique international où se retrouvent environ 2000 participants, les grands de ce monde, de l’économie, de la science et de la culture. Porto Alegre, le Forum social mondial, avec plus de 100.000 participants démocrates inquiets de l’avenir du monde tel qu’il se profile avec les inégalités Nord-Sud, le scandale de la faim et d la misère d’une grande partie de la planète, les conflits, les dictatures, les injustices, les dérives des marées noires, les pollutions, le réchauffement de la planète et autres catastrophes qui menacent la vie même sur notre terre. Tout cela engendre une certaine peur et fait qu’on éprouve autant à Davos qu’à Porto Alegre le sentiment de ne plus rien maîtriser, de tout subir.
    Or, voici que le Christ proclame dans l’Evangile de ce jour que “les temps sont accomplis et que le règne de Dieu est tout proche” (Marc, 1, 15). Parce que le Christ est venu dans notre monde, explique Marc Stenger dans le commentaire qu’il fait de ce texte dans La Vie, le meilleur de mondes n’est pas autre que celui où nous sommes. Non point qu’il soit parfait, loin de là, mais il est déjà le royaume, au moins en partie, depuis que l’Esprit de Pentecôte souffle sur lui.
    Ceci dit, nous ne sommes pas au bout de nos peines. Notre humanité, dont nous sommes et que nous aimons, qui se cherche dans l’infinie multiplicité des échanges, connaît ses lenteurs et ses déviations; elle vit d’une vision trop utilitariste de l’homme qui ne valorise que ce qu’il produit et qui rapporte et non ce qu’il est, qui promet une liberté sans peine et sans contrôle pour ceux avant tout qui réussissent. Aussi le Christ invite-t-il à la conversion : “Convertissez-vous et croyez à la bonne nouvelle”. Ils le disent tous, Italiens, Français ou Espagnols, syndicalistes ou universitaires... qui se laissent interroger par le phénomène de la mondialisation, qu’il faut construire un monde centré sur l’homme et non sur l’accumulation de l’argent. “Personne, dit Andrea Riccardi, un penseur inspiré par sa foi chrétienne, ne détient les recettes du futur, mais les gens éprouvent le besoin de penser, discuter, trouver, trouver de nouvelles voies”. C’est le premier pas de la conversion, me semble-t-il, s’intéresser à ce qui se passe autour de nous. Ne pas trop vite baisser les bras en disant : cela me dépasse,
    de toutes façons je n’y peux rien.
    Le récent voyage en Chine qu’il m’a été donné de faire a fait que je découvre une carmélite de Nancy, Mère Elisabeth. En 1933 elle a entendu l’appel de l’évêque de Chung King et elle est partie avec sa sœur Cécile, dans l’idée qu’elle ne reviendrait jamais et qu’elle donnerait sa vie pour que croisse le règne de Dieu là-bas dans cette province éloignée, à près de trois mille lieues de Shanghai. Elle ne s’est pas posé mille questions, elle est partie, dans la certitude que toute vie donnée est infiniment “utile” au monde. Elle avait compris avec Thérèse de Lisieux que l’amour était l’énergie dont le monde avait besoin plus que de tout le reste. Dans son Journal que les sœurs ont publié elle cite le mot de Pascal : “La Chine obscurcit, mais il y a une clarté à trouver : cherchez-la”. Et cette recherche est passionnante, note-t-elle, surtout quand elle est faite en vue d’annoncer la Bonne Nouvelle”. Elle sent avec la montée du communisme combien tout étranger devient un intrus, en priorité les missionnaires. Et lorsque Mao Tsé Toung arrive au pouvoir en 1949, ses craintes s’avèrent justifiées. Deux an plus tard, en 1951, ce sont les expulsions massives des étrangers et la persécution des Eglises chinoises fidèles à Rome. Les évêques ne sont pas épargnés; la prison, les tortures, la mort les attendent. “Dieu est là”, note-t-elle. Elle revient au Carmel de Nancy pour d’autres aventures.
    Avec Mère Elisabeth, c’est toute l’épopée missionnaire de la Chine que j’ai revécu. François-Xavier d’abord, l’un des premiers compagnons d’Ignace de Loyola, qui a évangélisé l’Inde, l’Indonésie, la Birmanie, le Japon, puis rêva d’aller dans l’Empire du Milieu; il mourut au large de Canton, alors qu’il attendait une jonque qui devait le déposer subrepticement en territoire chinois. C’était en 1552. Un demi-siècle plus tard arrive à Pékin Matteo Ricci, jésuite italien. Il est reçu en 1601 à la cour de l’empereur Wan Li, de la dynastie des Ming, qui lui confie un poste de mathématicien et d’astronome. Le missionnaire s’intéressa à la culture du pays, à la langue, à l’histoire, aux religions, à la philosophie et fit connaître à l’Occident les richesses de la culture chinoise dont je n’ai cessé de m’extasier au cours e mon bref séjour : le travail du jade, les émaux ou cloisonnés, la peinture, la calligraphie et la profondeur de pensée de Lao-Tseu.
    Et comment ne pas nommer Jean-Martin Moye, un fils de chez nous, né dans le petit village de Cutting, près de Dieuze, le fondateur des Sœurs de la Providence de Saint-Jean de Bassel, qui après avoir lancé “ses” filles dans l’aventure que nous connaissons, découvre la Chine et part évangéliser l’immense province du Sé-Tchouang. Pendant dix ans il s’est donné sans compter. Ils n’étaient qu’une poignée de missionnaires, deux Européens et quatre Chinois, pour une province plus peuplée à elle seule que la France. Il visitait les villages et les villes avec le même entrain qu’il mettait à étudier la langue et à pénétrer l’âme chinoise.

     

    Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
    Mais quelle est ta volonté, Père ? N’est-ce pas précisément ce que recherche Magnus le héros d’un roman de Sylvie Germain que j’ai lu récemment ? Mais Magnus ne cherche pas quelle est la volonté de Dieu sur lui. Il veut seulement donner sens à sa vie. Comme tout homme. Je ne connais personne qui soit d’une manière ou d’une autre animée par une quête spirituelle.
    Franz-Georg, le héros du roman, est né en Allemagne avant la Dernière guerre, en 1938. De son enfance il ne lui reste aucun souvenir, sa mémoire est aussi vide qu’au jour de sa naissance. Il lui faut tout réapprendre. Mais est-il le fils de Clémens Dunkeltal et de Théa avec qui il a grandi et a vécu la fin de la guerre ? Clémens, un nazi impénitent, médecin dans plusieurs camps de la mort, expédiant sans état d’âme les malades et les plus fragiles vers les chambres à gaz, et une mère consentante, disparaissent, lui, assez mystérieusement en 1948; elle, de maladie, en 1950. La maman a eu le temps avant de mourir de confier l’enfant à Lothar, son frère qui vit à Londres depuis l’arrivée d’Hitler au pouvoir. Il s’était promis de rentrer en Allemagne, dès que le nazisme serait vaincu, pour participer à la relève de son pays.
    Lothar et son épouse, Hannelore, étaient de bons parents. Franz-Georg grandit avec eux et leurs deux filles, ses cousines, mais il a le sentiment d’être un étranger. Hannelore se comporte toujours avec lui en hôte prévenante, mais froide, Lothar, en tuteur soucieux avant tout de la bonne instruction scolaire, morale et religieuse.
    Mais est-il bien leur neveu?
    L’adolescent fait de bonnes études à Londres, mais une idée le poursuit : rejoindre un jour l’Amérique du Sud. L’occasion se présente de au Mexique, comme s’il devait là-bas découvrir des éléments de son passé et retrouver son identité. Dès le début il fait une expérience hallucinante, sur une route qui le mène vers l’ouest, sous un soleil brûlant : il marche, il n’a pas dormi depuis la veille ni rien mangé, ses forces le lâchent; il s’affale, pris de vertige. Des images terrifiantes de bombardement surgissent de l’inconscient, comme des éclairs dans la nuit. Ses parents le tiennent par la main et s’enfuient avec des milliers et des milliers d’autres. Hambourg brûle. Hambourg est réduit en cendres par des avions qui n’en finissent pas de lancer des bombes explosives et incendiaires. “Hambourg, oui, Hambourg, c’est ma ville”, se dit-il. La main qui le tient le lâche soudain; il est seul dans son cauchemar. Ses parents disparaissent dans cette apocalypse et aussi toute trace de passé. Il n’est plus personne, il est de nulle part.
    Maintenant il sait. Il sait que ses parents ne sont pas ses parents, que son nom n’est pas son nom. Jamais plus on le nommera Franz-Georg, il s’appellera désormais Magnus, comme l’ours en peluche qu’il emporte avec lui sur les routes de l’exil.
    Deux femmes, deux amours forts l’aideront à vivre, pour un temps seulement. La première meurt après plusieurs années de vie commune. La seconde s’en va tragiquement, après une dizaine d’années de compagnonnage merveilleux à Vienne, en Autriche.
    Saura-t-il un jour qui il est et quel est son vrai nom ? Comment pourra-t-il enfin se trouver et rejoindre sa vérité ? Quand apprendra-t-il la joie? Et quand saura-t-il savourer la vie ? Ces questions il ne se les pose même plus, quand une fois de plus il se remet en route et part de zéro, toujours écorché vif, pauvre comme Job, avec quelques vêtements, quelques livres, des lettres, et bien sûr l’ours en peluche. Aucun retour en arrière ne peut le combler, aucune généalogie. Nous, non plus, chers amis, aucun passé, aucune généalogie ne nous sauvera jamais. Il faut aller de l’avant.
    Il cherche un endroit neutre et reculé où passer le temps, jusqu’à ce que vienne son heure. L’heure de quoi ? Il l’ignore, et cette inconnaissance est essentielle; elle est à la mesure de la seule aventure qui vaille pour lui. N’est-ce pas vrai pour moi aussi, qui voudrais toujours savoir, alors qu’il est impossible de savoir avant de se lancer... et d’écouter la musique de son cœur.
    C’est ainsi qu’il arrive en France qu’il prend pied, loin des grandes villes, des foules, du bruit, dans la profonde forêt du Morvan ; il trouve un lieu où s’établir : une maison dans un petit village, deux pièces accolées à une grange et à une étable. La vue est ample et s’ouvre sur la colline de Vézelay. Là, dans la forêt un vieil ermite va enfin le rendre à lui-même, en lui apprenant le silence et le bruissement des multiples bruits de la forêt sur fond de bourdonnement d’abeilles, car le vieil ermite s’occupe de quelques ruches d’abeilles dans le temps que lui laissent la prière et la méditation.
    Ils sont souvent assis sur un banc côte à côte, l’homme de quarante ans et le vieil ermite. Dans le silence. Et l’homme de quarante ans reprend goût à la vie. Puis, le vieil ermite disparaît. L’homme de quarante ans pressent enfin qu’un bonheur est encore possible.
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    ¨Qui veut garder sa vie pour soi la perdra¨
    Pour l’homme vivre, c’est avant tout éviter la mort contre laquelle nous nous heurtons qui est ressentie comme l’échec suprême comme si elle était le dernier départ. Voyez la somme d’énergie qu’on met à lutter contre la mort ou la maladie, ce qui revient au même. La somme d’énergie et d’argent. Si on mettait autant d’énergie à entrer dans ce que le XX nous invite à prendre pour l’essentiel : l’échanger d’amour avec le Père, car c’est là, dans cet échange, que se constitue une nouvelle forme d’existence, une sur-vie, infiniment plus réelle que ce que le monde nous propose – survie au sens de plus de vie.

    Je reste accroché aux mots du Christ : ¨Qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi¨ (Mat. 15, 37) ; je veux comprendre ; je me dis, cet aphorisme va au-delà du permis. Les liens de famille seraient-ils annulés au profit de nos rapports à Dieu. Se peut-il que le Christ s’oppose aux liens du mariage ? Serait-il contre le mariage ? Comment comprendre ?
    XXXXJésus ne fait concurrence à personne, il vise la constitution d’une famille nouvelle composée de ceux qui font le choix de le suivre et dont le principe d’unité est l’obéissance un peu : Quiconque fait la volonté du Père qui est aux Cieux, c’est lui mon frère, ma sœur, ma mère¨. Autrement dit il y a des famille terrestres dont les signes sont les maisons ou les appartements d’un quartier, d’un village, d’une ville et il y a pour tous une maison unique, l’Eglise, la nouvelle famille des enfants de Dieu de ceux qui cherchent à faire la Volonté du Père. Faire la volonté du Père est comme une gloire au cœur de nos relations les plus précieuses, pour voir naître des liens d’une autre parenté. Et cela nous confère notre dignité : Jésus au fondement de tout, découvrir que la vie nous vient de Dieu qu’elle est un don, qu’il nous appelle, là est la vérité de notre vie.

    ¨Celui qui ne prend pas sa croix et ne me suis pas n’est digne de moi¨ Paroles dures.
    On reproche parfois aux chrétiens de vouloir entretenir le sens de la douleur, de la culpabilité, de la souffrance, comme s’il fallait souffrir pour mériter le ciel.
    Pourtant il ne s’agit pas de perdre sa vie, mais de la garder pour le XX , d’être un vivant avec lui.
    Non pas le suivre comme on traduit, mais marcher avec lui, l’accompagner. Non pas suivre comme ferait un esclave, non pas se laisser anéantir ou mourir – il ne s’agit pas de s’anéantir, mais décider de venir comme on est, d’assumer sa vie, de dire ¨Je¨ et d’¨être avec¨ Jésus, d’inventer sa vie avec lui. Alors prendre sa croix sera aller jusqu’au bout des situations où l’on est engagé, aimer la vie, sa vie dans la vérité.
    Consentir sans crispation, s’abandonner à Dieu, aux événements qui vont imposer un renoncement matériel, affectif ou social que l’on n’a pas cherché, qui est obstacle, qui nous blesse… Jamais se résigner. Se résigner n’est pas bon.
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    Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ou Job apaisé
    « Ayez pitié de moi, ayez pitié de moi, vous du moins, mes amis, car la main de Dieu m’a frappé. Pourquoi me poursuivre comme Dieu lui-même ? Ne serez-vous jamais rassasiés de ma chair ? Ah, si seulement on écrivait mes paroles, si on les gravait sur une stèle avec un ciseau de fer et du plomb, si on les sculptait dans le roc pour toujours ! Mais je sais, moi, que mon rédempteur est vivant, que, le dernier, il se lèvera sur la poussière; et quand bien même on m’arracherait la peau de ma chair, je verrai Dieu. Je le verrai, moi en personne, et si mes yeux le regardent, il ne sera plus un étranger. Mon cœur en défaille au-dedans de moi. Lors-que vous dites : “Comment le poursuivre et trouver en lui prétexte à procès ?”, craignez pour vous-mêmes le glaive, car la colère mérite châtiment par le glaive. Ainsi vous saurez qu’il y a une justice. » (19,1. 22-27a)
    Quel texte !
    1. Job, on connaît tous depuis la prime enfance l’histoire de cet homme riche, heureux qui par la jalousie du diable a tout perdu : ses biens d’abord, puis ses enfants, enfin la santé. Il ne lui restait plus qu’à s’installer dans la cendre et à devenir la risée de tout le monde. Sa propre épouse s’en prend à lui. « Pourquoi persévérer dans ton intégrité, lui dit-elle ; maudis donc Dieu et meurs. » Et Job reste fidèle à Dieu. Non sans discuter, non sans révolte. « Périsse le jour qui m’a vu naître », lui dit-il.
    Je pense un homme qui a trouvé lumière en Job, Kierkegaard. Il avait admiré les grands philosophes de son époque. Ce n’est qu’au comble de sa misère qu’il comprend que la science et la pensée, si nobles soient-elles, ne pouvaient pas l’aider. Seules les paroles de la Bible sur la chute de l’homme lui apportent la consolation dans sa propre misère et la foi qui ouvre sur la lumière au-delà de toute lumière. Il trouva en Job – puis en Abraham - ce qu’il ne trouvait nulle part ailleurs. Il sent qu’il a le droit de pleurer et de crier : « Des profondeurs, je crie vers toi, Seigneur. » Il trouve aussi le mot de saint Paul : « Le juste vivra par la foi. » Seule la foi peut vaincre la tentation de tout vouloir dominer. Elle ouvre sur l’infini, l’au-delà de nous-mêmes. « Tout ce qui ne vient pas de la foi est péché », dit-il.

    2. Job, figure annonciatrice du Christ. J’ai chez moi une petite sculpture sur bois du Christ des douleurs, elle vient de l’évêché d’Oran ; Pierre Claverie l’avait devant lui sur sa table de travail. Je la vois chaque jour. Et derrière le Christ je vois se profiler Job et l’humanité malmenée. Dans un éditorial de La vie Jean-Pierre Denis écrit : « Ce qui fait scandale dans le christianisme, c’est le Messie crucifié et le Christ ressuscité. Et cela durera autant que la foi et l’Eglise. » Autant dire, jusqu’à la fin des temps.

    3. Longtemps j’ai cherché à comprendre Job. Les discussions avec les amis me paraissaient longues et ennuyeuses. Jusqu’au jour où je compris, du moins où je crus comprendre, ce que Job avait lui-même compris – et ce sont ses dernières paroles, avant le court épilogue - : “Jusqu’ici je ne te connaissais que par ouï-dire, maintenant mes yeux t’ont vu. » Voir Dieu. Même si nous ne le voyons pas encore tel qu’il est, comme dit saint Jean, il me semble que les vrais spirituels le voient d’une certaine façon… Au fond, qu’est-ce que Job a découvert ? Il a découvert que les malheurs qui l’accablaient n’étaient pas une punition de Dieu, mais le chemin par où Dieu se manifestait à lui. Seigneur, que ta volonté s’accomplisse.


    Je reviens sur la volonté de Dieu ; elle n’est pas un ordre arbitraire qui viendrait d’un Dieu tout-puissant. Je la vois plutôt comme ma participation à l’œuvre de création dans laquelle je me situe avec ma liberté au milieu de tout ce qui doit s’accomplir par le jeu des puissances naturelles. Il y a dans cette invocation “Que ta volonté soit faite sur la terre comme ciel” quelque chose d’étonnant, remarque Romano Guardini. Moi, pauvre humain, « je dois demander à Dieu que sa volonté se réalise. Se pourrait-il donc qu’elle ne se réalise pas ? Mais Dieu n’est-il pas le Tout-puissant ? et son vouloir infiniment efficace ? Et voici que je suis invité à demander que sa volonté soit faite ! A quelles étranges préoccupations suis-je appelé ? Veiller à ce que la volonté soit faite ! Est-elle donc menacée, fragile ? » Cela veut dire que Dieu n’a pas tout fait. Il veut que nous prenions notre part à l’œuvre de création.
    En disant cela je pense à une parabole qui m’avait inspiré autrefois. Tu la connais, cette parabole :

    « Un homme, qui partait en voyage, appela ses serviteurs et leur confia ses biens. À l'un il donna une somme de cinq talents, à un autre deux talents, au troisième un seul, à chacun selon ses capacités. Puis il partit.
    Aussitôt, celui qui avait reçu cinq talents s'occupa de les faire valoir et en gagna cinq autres. De même, celui qui avait reçu deux talents en gagna deux autres. Mais celui qui n'en avait reçu qu'un creusa la terre et enfouit l'argent de son maître.
    Longtemps après, leur maître revient et il leur demande des comptes. Celui qui avait reçu les cinq talents s'avança en apportant cinq autres talents et dit : 'Seigneur, tu m'as confié cinq talents ; voilà, j'en ai gagné cinq autres. — Très bien, serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle pour peu de choses, je t'en confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton maître.'
    Celui qui avait reçu deux talents s'avança ensuite et dit : 'Seigneur, tu m'as confié deux talents ; voilà, j'en ai gagné deux autres. — Très bien, serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle pour peu de choses, je t'en confierai beaucoup ; entre dans la joie de ton maître.'
    Celui qui avait reçu un seul talent s'avança ensuite et dit : 'Seigneur, je savais que tu es un homme dur : tu moissonnes là où tu n'as pas semé, tu ramasses là où tu n'as pas répandu le grain. J'ai eu peur, et je suis allé enfouir ton talent dans la terre. Le voici. Tu as ce qui t'appartient.'
    Son maître lui répliqua : 'Serviteur mauvais et paresseux, tu savais que je moissonne là où je n'ai pas semé, que je ramasse le grain là où je ne l'ai pas répandu. Alors, il fallait placer mon argent à la banque ; et, à mon retour, je l'aurais retrouvé avec les intérêts. Enlevez-lui donc son talent et donnez-le à celui qui en a dix. Car celui qui a recevra encore, et il sera dans l'abondance. Mais celui qui n'a rien se fera enlever même ce qu'il a. Quant à ce serviteur bon à rien, jetez-le dehors dans les ténèbres ; là il y aura des pleurs et des grincements de dents ! » (Matthieu 25, 14-30).

    Qu’est-ce que les serviteurs de l’Evangile ont fait durant la longue absence du maître ? Les deux premiers ont multiplié par deux ce qui leur avait été donné. Le maître à son retour est heureux de voir qu’ils ont fait valoir leurs biens : Venez, leur dit-il, vous avez été des serviteurs bons et fiables, vous avez bien travaillé, entrez dans la joie de votre maître. Où l’on voit que la quantité ne joue pas, mais ce qu’on fait avec le don reçu en partage. Or, l’un et l’autre ont fait pareil, ils ont doublé le bien reçu. Aussi reçoivent-ils la même approbation, la même reconnaissance de fiabilité, la même promesse d’être établi sur beaucoup et finalement le même accès à la joie du maître. Quant au dernier, au troisième serviteur qui n’a rien fait, qui a enterré le bien reçu en terre, pour le remettre au maître dans son intégrité, il lui sera même enlevé ce qui lui a été donné, car il n’a pas fait fructifier ses biens. Autrement dit, le monde des biens, du quantitatif existe, mais ce n’est pas lui qui donne la valeur ultime à notre vie. La force et même la vérité de l’économique ne sont pas dans l’économique, mais dans ce que nous en faisons. Au fond, le maître donne cinq pour que nous en fassions cinq autres : il donne la moitié, à nous de faire l’autre moitié. Quel est ce maître ? Cela ne te rappelle-t-il pas que le Dieu de la Bible, celui qui au début du livre de la Genèse se lance dans l’immense aventure de la création, dit au chapitre premier, verset 26 : « Faisons l’homme à notre image et ressemblance », et au verset suivant : Dieu créa Adam à son image. Il avait annoncé qu’il le créerait à son image et à sa ressemblance, mais il ne réalise que la première partie de son programme. Il nous laisse à nous le soin de faire nous-mêmes : “à sa ressemblance”. C’est Marie Balmary, une psychanalyste qui nous a rendu attentifs à cette lecture du récit de la création et je trouve cela très beau. Dieu ne fait pas tout, il fait la moitié, puis s’en va – mais cette moitié qu’il nous donne est énorme ; il nous donne tout : la vie, la terre que nous habitons, tout ce qu’il nous faut pour vivre, les champs et toutes les matières du sous-sol. Alors n’aurions-nous plus rien à faire sur terre ? Si, il reste tout à faire. Avec l’intelligence qui nous donnée. Ce travail qui est notre part, n’est-ce pas cela que Dieu attend de nous, sa volonté ? Que ta volonté soit aite sue la terre comme au ciel.