• Journal d’un pèlerin de Rome

     

    du 9 au 14 novembre 2014

    Mon premier pèlerinage à Rome remonte à 1957, il y a exactement 57 ans, avec le Mouvement des Jeunes Séminaristes (MJS). Je me souviens de Pie XII qui nous a reçus à Castel Gondolfo, de la messe à Saint-Paul-hors-les-Murs, de la visite à Saint-Pierre, de la prière sur la tombe du prince des apôtres, de l’escalade au sommet du dôme, de Saint-Pierre-aux-Liens avec le coffret de la double chaîne qui tenait l’apôtre enfermé dans les prisons de Jérusalem et Rome, du fameux Moïse de Michel-Ange, du Forum… L’émotion était si forte que je n’ai jamais éprouvé dans la suite le besoin de retourner à Rome, malgré plusieurs propositions au cours de ma vie. Jusqu’en juillet de cette année où Antoinette H., mon aide au prêtre, qui m’accompagne depuis plus de trente ans, me lança ces mots forts : « Il faut que j’aille à Rome voir le pape François et prier sur les tombes de Pierre, Jean XXIII et Jean-Paul II. » C’était comme un cri dans la maladie qui a repris de plus belle après deux ans de rémission. Je ne pouvais pas refuser l’appel. C’est ainsi que je fis un deuxième pèlerinage à Rome. Le dernier, probablement, avant que s’achève l’unique, le grand, le vrai pèlerinage, celui de notre existence, dont tous les autres ne sont qu’un signe. Ne sommes-nous pas tous pèlerins sur terre, des passants, des hôtes de passage, comme disait André Malraux ?

    Dimanche 9 novembre.

    Arrivée à Rome vers 10 h du matin. Nous prenons le bus en direction du couvent des Sœurs de Saint-Joseph de Cluny qui nous accueillent, pas très loin de la gare. Une immense église se présente à nous et l’occasion de participer à la messe de midi qui venait de commencer. Surprise : nous sommes à Sainte Marie Majeure, l’une des quatre basiliques majeures de la Ville où j’espérais précisément me rendre au cours de notre pèlerinage. Nous y étions. Joie, prière, beauté. Comment ne pas être ému ? Je devine, depuis le fond de l’édifice où nous avons pris place, le Couronnement de la Vierge Marie dans l’éclat d’or du ciel. Il faudrait des heures pour décrypter toutes les mosaïques qui courent le long de la nef, mais ce ne sont pas les œuvres d’art qui m’importent en cet instant ; il me suffit de me sentir au cœur de la chrétienté.

    Nous nous installons chez les Sœurs. Petit repos. Puis en route vers les catacombes, en passant par Saint-Jean-de-Latran. Nous nous arrêtons longuement devant la façade de la basilique, le temps de prendre conscience de la majesté du lieu et que nous sommes devant l’église mère de toutes les églises de Rome et du monde. Sa façade de calcaire blanc, paraît traversée par le soleil d’après-midi et les statues immenses du Christ et de saint Jean-Baptiste, de quelques papes de la Renaissance, veillent sur la ville du haut de la balustrade. Une grande paix m’inonde, alors que le bus nous mène vers la voie Appienne et la catacombe de          Saint-Calixte. Voici, après l’Eglise triomphante, riche, dominatrice, celle qui menait le monde et attirait par là même la convoitise des puissants de la terre, qui fut pillée à deux reprises : en 1084, par Robert Guiscard qui monta sur Rome avec ses Normands, puis défit les troupes du Saint-Empire, délivra le pape des griffes germaniques, s’empara de la Ville  et la pilla de fond en comble. Puis par les Allemands, sous Charles-Quint : ils ravagèrent la cité des papes où était amassé, disait-on, le tiers des richesses et des beautés du monde. Avec les catacombes nous entrons dans l’autre Eglise, la souterraine, la persécutée, celle du peuple chrétien, des grandes familles et des petites gens qui se réfugiaient pour échapper à la mort dans les galeries souterraines où ils enterraient leurs morts. Emotion. Nous passons dans le dédale des tranchées, près de la tombe de sainte Cécile, celles de plusieurs papes et d’innombrables inconnus, nous lisons aussi les symboles d’une foi encore toute jeune, qui cherche à s’exprimer : l’ancre, signe de l’espérance, le chiro : une autre manière d’appeler le Christ (chi et ro étant les deux premières lettres de Christ, en grec), le bon pasteur, le poisson qui évoque en quelques mots l’essentiel de la foi chrétienne (en grec le poisson se nomme “ichthus” dont les lettres rappellent Jésus-Christ, Fils de Dieu, Sauveur), la colombe, symbole de la paix, le phénix qui renaît des cendres, symbole de la résurrection, l’alpha et l’oméga : le Christ, commencement et fin de tout. La nuit tombait quand nous sommes sortis de dessous la terre.

    Retour au gîte : sur une terrasse nous attendons une pizza. Journée bien remplie. Nous sommes heureux et fatigués. “Quelle chance, dit Antoinette, il fait si bon.”

     

    Lundi 10 novembre.

    La nuit fut bonne pour tous deux. 8h, petit déjeuner et prière à la chapelle du couvent. Puis le bus 64 nous emmène à travers le cœur de la ville vers Saint-Pierre. C’est Pierre qui nous attire et qui et au cœur de notre pèlerinage. Tu es Petrus… Lui, Pierre, le roc sur lequel Jésus a choisi de fonder son Eglise et à qui il a confié les clés du Royaume.

    Nous descendons un peu avant le terminus : le temps de nous promener le long du Tibre. Nous longeons le Château Saint-Ange et entrons dans la rue de la Réconciliation. Devant nous émerge le dôme de Saint-Pierre et la colonnade du Bernin. Lente approche de la basilique que je vis comme une marche vers Jérusalem. Nous récitons le chapelet, prions quelques psaumes de montée et chantons : « J’étais dans la joie quand je suis parti vers la maison du Seigneur… »

    Ça y est, on monte les marches, on entre dans Saint-Pierre. Majesté du moment. Emotion. L’intérieur de la basilique s’ouvre à nous comme s’ouvre le ciel. On regarde en silence, on s’arrête, on savoure chaque instant. Une douce musique vient du dedans. A droite, la pietà de Michel-Ange. On s’assoit sur un banc tout en haut de la nef pour prendre un peu de repos. Antoinette observe ce qui se passe à travers la foule dense qui défile devant nous, tandis que je médite en moi-même; elle me fait signe: « Regarde, c’est Jean XXIII», dit-elle, toute émue. » D’un bon nous nous levons et nous approchons de l’autel ; nous sommes à deux du Saint. C’est bien lui, Jean XXIII ; il est là devant nous dans une châsse, tel que nous l’avons connu, dans sa rondeur habituelle. Long silence. Des images défilent dans la tête ; je revois le hall d’entrée du grand séminaire, côté philosophie, fin octobre 1958, le soir, il faisait déjà nuit, quand un de nos professeurs vint à nous en hâte : « Ça y est, fit-il, nous avons un pape, Roncalli, pauvre Eglise ! Personne ne réalisa immédiatement quelle grâce fut le choix des cardinaux. L’Eglise allait retrouver une nouvelle jeunesse. Nous découvrîmes rapidement un homme simple, bon, proche du peuple, il était lui-même d’une manière qui n’appartenait qu’à lui et il rendit la papauté moins distante et plus présente à chacun des hommes, et par là l’Eglise retrouvait un nouveau visage. Elle s’ouvrait à tous : le vent pouvait y souffler librement. « Je suis Joseph votre frère », aimait-il dire à ceux qui ne se trouvaient pas à l’aise dans le bercail. Le Joseph de la Bible, mais aussi celui de Sotto il Monte, son village où il était né, où il avait grandi, qui sera toujours son village. D’une famille qui travaillait la terre, pauvre et laborieuse. « Je viens de l’humilité », aimait-il dire - humble, c’est-à-dire terreux, de la terre, paysan de la campagne de Bergame. Il allait lancer l’Eglise dans l’aventure du Concile Vatican II. Dès ses premières apparitions, il se montra tel qu’il allait être : bon. Le bon pape Jean. Quand au conclave qui allait l’élire le nom du petit Angelo de Sotto-il-Monte sortit et que le cardinal doyen lui demanda : « Acceptes-tu ? » - « Je suis devenu tout craintif. Ce que je sais de ma pauvreté et de ma faiblesse suffit à ma confusion. Mais je vois dans le vote de mes frères les cardinaux le signe de la volonté de Dieu. J’accepte. » Monseigneur Capovilla, son secrétaire à Venise, note dans son Journal ce 28 octobre 1959 : « La première impression que j’eus fut de sérénité, de confiant abandon à la Providence… Sur son visage planait l’habituel sourire. Puis, suivant humblement la croix portée devant lui, il accomplissait le premier geste de son pontificat : il bénissait… Il bénissait avec naturel, échangeant quelques mots avec ses voisins, jusqu’à la loggia d’où il devait se montrer au peuple. ». Le spectacle de la foule immense et du Saint-Père apparaissant au milieu des acclamations, tout le monde l’a vu à la télévision, au cinéma ou sur les journaux. Les bras ouverts de Jean XXIII semblaient vraiment vouloir serrer le monde entier. Et c’est bien cela qu’il voulait. Il resta tout simple, fidèle à lui-même. Le rêve d’Antoinette se réalise : c’était le premier acte. Les autres allaient suivre. Elle eut le temps de prier devant le Saint, comme elle le voulait.

    Deuxième acte : la pierre tombale de saint Jean-Paul II se trouve dans la nef ; nous la cherchons. Un des nombreux gardiens de la basilique nous renseigne : elle n’est pas loin, un peu en arrière : il nous montre du doigt : « Là-bas, où des gens s’attroupent », ajoute-t-il. Temps de prière. Là aussi que d’images surgissent de la mémoire ! Karol Wojtyla, la Pologne, les grèves de Gdansk , Solidarnosc, la chute du mur de Berlin, l’attentat de la place Saint-Pierre et les souffrances qui s’ensuivirent, les Journées Mondiales de la Jeunesse (JMJ), sa connivence avec les jeunes, Assise et la prière commune avec les représentants de toutes les religions de la terre, dans l’esprit de François, le poverello d’Assise, les nombreux déplacements sur les cinq continents... Lui aussi laissa sa marque propre dès son avènement. Lorsqu’il apparut sur les marches dans la loggia et que ses premières paroles « N’ayez pas peur ! » résonnèrent sur la place tout le monde comprit qu’avec lui nous tenions du solide et aussi qu’avec un Slave qui venait de derrière le rideau de fer quelque chose allait bouger. Force et faiblesse. « C’est quand je suis faible que je suis fort », écrivait saint Paul aux Corinthiens (2 Cor. 12, 10). Je ne peux m’empêcher de citer ici un extrait de la dernière page du Dialogue avec Jean-Paul II qu’André Frossard livra au public deux ans après l’attentat du 13 mai 1981 : « Je deviens ce que je suis », répondait Démocrite à ceux qui lui demandaient de ses nouvelles. La souffrance a confirmé Jean-Paul II dans sa foi, en le faisant pour un temps le compagnon de ces malades auxquels il lui arrive de murmurer qu'il leur confie l'Eglise, et qui sont peut-être seuls en effet à pouvoir l'aider. Par l'épreuve, il est devenu ce qu'il était… » Epreuve qu’il a porté jusqu’à la limite extrême de la vie. Nous nous arrêtons en silence, au point de ne rien entendre du brouhaha de la foule qui défile…

    Puis nous nous rendons à la crypte, en saluant au passage le baldaquin du Bernin avec les colonnes torses en bronze, la Chaire de saint Pierre, nous marchons sous le dôme que j’avais escaladé autrefois. Mais tout cela m’importe peu aujourd’hui. Nous sommes à la recherche de la tombe de Pierre. La voici… Nous nous arrêtons le temps qu’il faut pour prendre la mesure des choses. Je me souviens des fouilles des années cinquante et de l’archéologue Carcopino. Ces fouilles ont été gardées secrètes pendant dix ans, même pendant la Seconde Guerre mondiale. Elles ont mis en évidence au-dessous de l'autel de la basilique, une tombe vide du Ier siècle. Sur l'un des murs, les archéologues ont trouvé une inscription en grec: « Pierre est ici ». Pie XII annonça la nouvelle à la radio pendant l'Année Sainte de 1950 : « Il a été trouvé le tombeau du Prince des Apôtres ». Paul VI redit en 1968 qu’on peut être à peu près sûr qu’il s’agit des restes de saint Pierre. Antoinette regarde le coffret des reliques et confie son avenir au pauvre pêcheur de Galilée. Je suis à ses côtés : troisième surprise. La quatrième sera pour demain : la rencontre de notre pape François à l’audience de 10h30. Nous traversons les allées de la nécropole des papes et remarquons les tombes de Paul VI, de Pie XII, de Jean-Paul Ier, de saint Léon le Grand que j’aime tant, des Alexandre, des Benoît et de tant d’autres. Sans compter François, le 265e de la liste, qui donne vie à ces bâtiments.

    Je n’ai pu m’empêcher de revenir sur mes pas et m’arrêter plus longuement devant“ les restes et la semence” de Paul VI. Paul VI, un pape humble qui note dans son Journal personnel : « Peut-être n’est-ce pas tant en raison d’une aptitude quelconque ou afin que je gouverne et que je sauve l’Église de ses difficultés actuelles, que le Seigneur m’a appelé et me garde à ce service, mais pour que je souffre pour l’Église, et qu’il soit clair que c’est Lui, et non un autre, qui la guide et qui la sauve. » Un pape courageux qui a mené à son terme ce que Jean XXIII avait commencé - il est le grand timonier du concile, selon le mot de notre pape François - bien qu’il eût compris très rapidement que le concile qui avait suscité tant d’espérance était devenu une pierre d’achoppement pour beaucoup. Il a vu avec tristesse une frange importante de l’Eglise suivre Monseigneur Lefèvre et rompre avec Rome; il a vu aussi nombre de prêtres et de religieuses quitter la barque Eglise : les tourments du temps se lisaient sur son visage, sans qu’il ne perdît jamais la joie et la confiance dans le Seigneur. Si l’encyclique Humanae Vitae a suscité des montagnes de critiques, je n’oublierai jamais que Populorum progrescependantsio et Evangelii nunciandi ont renouvelé l’élan missionnaire de l’Eglise : j’en ai été témoin en Haïti comme prêtre “fidei donum”. On se souvient de son pèlerinage en Terre Sainte : l’image de l’accolade avec le patriarche a fait le tour du monde (janvier 1964). La même année il s’est rendu en Inde (décembre 1964), en octobre 1965, avant la clôture du concile (8 décembre), à l’ONU, où les mots forts : “Plus jamais la guerre” ont retenti urbi et orbi. Il a posé des gestes forts, comme la vente de sa tiare au profit des pauvres ; avec l’institution du Synode, il a pareillement lancé l’église sur le chemin du dialogue et de la collégialité, qu’on a vu encore réuni cet automne pour travailler sur la question de la famille. Et comment pourrais-je ne pas me souvenir qu’il fut un authentique mystique, l’ami de Maurice Zundel qui fut de loin pas compris par tout le monde, un prêtre paradoxal, comme le remarquait le Père Carré, de l’Académie Française : Paul VI non seulement le cita dans son encyclique Populorum progressio, mais il l’invita à prêcher les Exercices spirituels du Vatican en février 1972.

    En sortant de la basilique, nous nous dirigeons vers le Tibre et traversons le pont des Anges, le domaine des mouettes, La place Navone est toute proche. Détente sur un banc. Un petit orchestre joue près de nous ; il nous enchante. Une église nous surprend, cachée jusque là par le dédale des ruelles, avec une coupole impressionnante : Saint-André-de-la-Vallée. Nous entrons et regardons un peu. Il faudrait des heures pour déchiffrer les peintures qui nous éclaboussent de partout de leur éclat, surtout celles de la coupole qui représentent la gloire du ciel telle que la voyait Giovanni Lafranco et celles des pendentifs où l’on devine les Evangélistes. Le beau ne nous éloigne pas de l’essentiel, il est un chemin vers Dieu, comme des éclats de la gloire divine que le peintre laisse échapper de ses doigts. « La ténèbre, dit un chant de Taizé, n'est point ténèbre devant toi ; la nuit comme le jour est lumière. »

    Sur le chemin du retour à la pension nous prenons un petit repas, des lasagnes, sur une terrasse, dans la douceur romaine du mois de novembre.

     

     

     

    Mardi 11 novembre

    Journée touristique, nous l’avons décidé ainsi, en attendant l’audience papale du lendemain. Après la messe à la pension avec les religieuses, le petit déjeuner avec quelques autres hôtes de passage, comme nous, puis l’envoi de quelques cartes, nous rejoignons un bus panoramique au Colisée. Le Colisée relativement bien conservé laisse paraître quelque chose de la splendeur antique. Les  touristes s’y promènent en foule. Que cherchent-ils ? Moi je ne peux pas ne pas voir les chrétiens qui furent massacrés, en cet endroit, dans les jeux de l’amphithéâtre et livrés aux bêtes. Me vinrent à l’esprit les mots de l’Apocalypse : « Et je vis des trônes; et à ceux qui s'y assirent fut donné le pouvoir de juger. Et je vis les âmes de ceux qui avaient été décapités à cause du témoignage de Jésus et à cause de la parole de Dieu, et de ceux qui n'avaient pas adoré la bête ni son image, et qui n'avaient pas reçu la marque sur leur front et sur leur main. Ils revinrent à la vie, et ils régnèrent avec Christ... » (20, 4).

    Le bus s’arrête au cirque Maxime réservé aux courses de char. Vue sur le Palatin, le berceau des jumeaux fondateurs de la Ville, Romulus et Remus, qui furent recueillis et nourris par la Louve. Là se trouve la demeure d’Auguste. Puis apparaissent les vestiges du Forum romain. Mais, chante du Bellay : Plus me plaît le séjour qu’ont bâti mes aïeux que des palais romains le front audacieux… et plus mon petit Liré que le mont Palatin. » Vient le Capitole. Je ne vois pas la statue de Marc-Aurèle, que je sais être là-haut sur la colline, mais j’entends les oies qui par leurs cris sauvèrent Rome en 390 av. J.C. : « Les Gaulois commencèrent à escalader le Capitole, écrit Tite-Live, mais les oies de Junon entendirent les ennemis et elles avertirent Manlius, le célèbre consul, du danger. Il appela tous les citoyens aux armes», et Rome fut sauvée.

    Nous quittons le bus place de Venise et cherchons la fontaine de Trévi : pas d’eau, elle est en restauration. Place d’Espagne : arrêt sur les escaliers de la Trinité-des-Monts avec les touristes. Le Gesù est fermé. Nous nous égarons un peu dans les ruelles du Quirinal à la recherche de l’église Saint André. Elle est fermée. Nous découvrons que toutes les églises de la Ville sont fermées entre midi et seize heures. Sieste oblige ! Nous y reviendrons. Fourbus et las de la marche, mais heureux, nous rentrons au couvent. Un verre de vin des Abruzzes et une pizza aux anchois nous remettent debout.

     

     

    mercredi 12 novembre

     

    Voici le jour tant attendu de l’audience du pape. Pluie sur le chemin de Saint-Pierre. Elle s’arrête dès notre arrivée sur la place, vers 9h30. Une place grouillante de monde. Une foule que nul ne peut dénombrer. Des images du pape apparaissent sur deux écrans géant. A intervalles réguliers une chorale de jeunes chante des chants rythmés et joyeux, accompagnée de guitare et de tambour. Des Latino-Américains probablement. Tous sont en attente ; on regarde de tous côtés ; certains cherchent à passer les barrières : des gardiens veillent au bon ordre Enfin paraît le pape; il passe en papamobile parmi les allées ménagées entre les pèlerins qui l’acclament; je l’aperçois à peine, tant les gens se pressent et grimpent sur les chaises. « L’essentiel, remarque Antoinette, est d’être là et que lui, François, soit là. » On l’entrevoit suffisamment dans sa soutane blanche, aussi bien que Zachée sur son sycomore apercevait Jésus traversant Jéricho. De partout les bras se lèvent pour prendre des photos. Le portable d’Antoinette est insuffisant pour que paraisse son visage de François. Il faudrait un zoom. Mais peu importe, les photos n’ajouteraient rien à l’émotion qui nous étreint et que nous partageons avec tous ceux qui nous entourent. On peut à peine rendre cet enthousiasme. C’était un peu le ciel sur terre. Puis vient le silence quand le pape prend la parole.

    A 10h30.

    Il s’emploie à définir les qualités que devraient avoir les évêques, les prêtres, les diacres, dans leur mission - je ne comprends que des bribes d’italien - les invitant ou plutôt nous invitant à être « accueillants, sobres, patients, fiables, bons ». Il voit en ces qualités « typiquement humaines » « une grammaire de base » pour l’exercice du ministère pastoral. Un enseignement qui s’inscrit dans le cycle de catéchèses consacrées à l’Eglise. Un enseignement clair, comme lors de récentes homélies du matin, en la chapelle de la Maison Sainte-Marthe : « Il faut à tout prix éviter des comportements d’orgueil. » Ce que j’entends me va droit au cœur.

    « Elles sont nécessaires, ces qualités, ajoute le pape ; sans elles il est impossible d’offrir un service et un témoignage joyeux et crédible ». Et de rappeler notamment aux évêques qu’ils ne le sont pas « parce qu’ils seraient plus intelligents et plus capables mais seulement par le don d’amour de Dieu pour le bien de son peuple ». « Il faut avoir conscience que tout ce qui est autour est grâce », ajoute-t-il encore, mettant en garde contre « la tentation de ne compter que sur ses propres forces ». « Comme il serait dangereux qu’un prêtre ou un évêque puisse penser tout savoir. Alors qu’au contraire, il doit tendre à l’humilité et à la compréhension envers les autres. Etre à l’écoute des gens : conscient d’avoir toujours quelque chose à apprendre, même de ceux qui sont encore éloignés de la foi et de l’Eglise ».

    J’aurai tout le loisir de lire plus tard le texte même de l’allocution. Ces quelques mots suffisent pour sentir le style si particulier de notre pape François. Au terme de l’audience générale de ce mercredi matin, il aborde une fois encore la question des chrétiens persécutés dans le monde en raison de leur foi. « Je suis avec un grand effroi, déclara-t-il, les situations dramatiques des chrétiens dans différentes parties du monde où ils sont persécutés et tués en raison de leur foi religieuse… Je ressens la nécessité d’exprimer ma profonde proximité spirituelle aux communautés chrétiennes durement frappées par une absurde violence qui ne semble pas vouloir s’arrêter, alors que j’encourage les pasteurs et les fidèles, à être tous forts et ancrés dans l’espérance ». Les chrétiens « ont le droit de retrouver dans leurs propres pays la sécurité et la sérénité, et de professer librement leur foi. » Il appelle encore« à une vaste mobilisation les consciences de tous ceux qui ont des responsabilités au niveau local et international et à toutes les personnes de bonne volonté ». Puis il prie avec les quelques quinze mille fidèles rassemblés devant lui sous un ciel chargé, mais sans pluie, à prier avec lui le Notre-Père…

    Tandis que la foule se disperse et que le pape s’entretient sur les marches de la basilique avec les invités proches de lui, nous avons le temps d’échanger nos impressions et de reprendre quelques uns de ses mots forts. La pluie reprend légèrement ses droits. Au retour près de la pension nous goûtons un plat de cannellonis copieux et bons. Puis repos et courrier.

     

    Vers 16 heures rencontre avec Christophe Kruijen, un jeune confrère du diocèse, qui travaille depuis une douzaine d’années au Service de la Foi, au Vatican. Il nous propose de découvrir le quartier qu’il habite, rue Scrofa, dans le centre historique de la Ville. Mais d’abord le Gesu, l’église des Jésuites, avec les restes d’Ignace de Loyola et le bras de François-Xavier qui a baptisé et béni tant de frères du lointain Orient, l’Inde et le Japon, celui qui fut de la première équipe des Jésuites.

    Il vaut la peine de lire ce qu’en dit Ignace lui-même :

     

    « Au cours de ma convalescence, Dieu entra définitivement dans ma vie. Je partis en pèlerin pour Jérusalem. Au retour, j’entamai des études de théologie en Espagne puis à Paris (Sorbonne). Là ; je rencontrai six étudiants qui devaient devenir mes premiers compagnons jésuites. François-Xavier, Pierre Favre, Jacques Lainez, Simon Rodrigues, Alphponso Salmeron, Nicolas Bobadilla : nous avons tous été compagnons d’études avant de devenir amis dans le Seigneur. A chacun j’ai donné les “exercices spirituels”, une manière de chercher et trouver Dieu en toute chose. Ordonnés prêtres, nous nous sommes rendus à Rome pour nous mettre au service du pape Paul III. Il approuva notre petit groupe en 1540 qui devint la Compagnie de Jésus, ou en abrégé, les Jésuites. Ces mots m’accompagnaient durant toute la visite de l’église. 

     

    A la voûte, la fresque de Baciccia illustre le triomphe du nom de Jésus – Jésus Sauveur des Hommes (JHS). Nous avons fait le tour de l’église et prié. Je me souvenais que c’est ici que vécut Louis de Gonzague. Né près de Mantoue, en 1568, il fit vœu de chasteté à 11 ans, entra chez les Jésuites, et mourut à Rome, à 22 ans, victime de son dévouement aux pestiférés. Sa statue se trouvait au centre du cloître au petit séminaire de Montigny. Il comptait dans notre vie de séminariste et de futur prêtre. Nous nous sommes arrêtés longuement devant la Madone della Strada qui présidait au départ en mission des nouveaux Jésuites.

    Pas loin de là le temple de tous les dieux, le Panthéon. Qui mieux qu’Hadrien lui-même, l’empereur qui le reconstruisit en l’an 80 de notre ère, dans un style tout différent de celui que l’empereur Agrippa avait fait construire un siècle plus tôt et qu’un incendie détruisit. C’est ce nouveau temple que le pape Boniface IV transforma en église, en respectant tout ce qui pouvait l’être. Je n’étais pas convaincu qu’il fallait s’y rendre. J’y suis entré dubitatif - les photos que j’en avais vues me rappelaient les temples païens ; j’en suis sorti ébloui. Grâce à l’enthousiasme avec lequel Christophe en parla; grâce aussi à ce qu’en dit Yourcenar dans ses Mémoires d’Hadrien :

     

    « De plus en plus, toutes les déités réapparaissaient mystérieusement fondues en un Tout, émanations infiniment variées, manifestations égales d'une même face : leurs contradictions n'étaient qu'un mode de leur accord. La construction d'un temple à tous les Dieux, d'un Panthéon, s'était imposée à moi. J'en ai choisi l'emplacement sur les débris d'anciens bains publics offerts au peuple romain par Agrippa, le gendre d'Auguste. Rien ne restait du vieil édifice qu'un portique et que la plaque de marbre d'une dédicace au peuple de Rome : celle-ci fut soigneusement replacée telle quelle au fronton du nouveau temple. Il m'importait peu que mon nom figurât sur ce monument, qui était ma pensée. Il me plaisait au contraire qu'une inscription vieille de plus d'un siècle l’associât au début de l'empire, au règne apaisé d'Auguste. Même là où j'innovais, j'aimais à me sentir avant tout un continuateur…

    La cérémonie dédicatoire eut lieu à l'intérieur du Panthéon. J'avais corrigé moi-même les plans trop timides de l'architecte Apollodore. Utilisant les arts de la Grèce comme une simple ornementation, un luxe ajouté, j'étais remonté pour la structure même de l'édifice aux temps primitifs et fabuleux de Rome, aux temples ronds de l'Étrurie antique. J'avais voulu que ce sanctuaire de Tous les Dieux reproduisît la forme du globe terrestre et de la sphère stellaire, du globe où se renferment les semences du feu éternel, de la sphère creuse qui contient tout. C'était aussi la forme de ces huttes ancestrales où la fumée des plus anciens foyers humains s'échappait par un orifice situé au faîte. La coupole, construite d'une lave dure et légère qui semblait participer encore au mouvement ascendant des flammes, communiquait avec le ciel par un grand trou alternativement noir et bleu. Ce temple ouvert et secret était conçu comme un cadran solaire. Les heures tourneraient en rond sur ces caissons soigneusement polis par des artisans grecs ; le disque du jour y resterait suspendu comme un bouclier d'or; la pluie formerait sur le pavement une flaque pure ; la prière s'échapperait comme une fumée vers ce vide où nous mettons les dieux. Cette fête fut pour moi une de ces heures où tout converge. Debout au fond de ce puits de jour, j'avais à mes côtés le personnel de mon principal, les matériaux dont se composait mon destin déjà plus qu'à demi édifié d'homme mûr. Je reconnaissais l'austère énergie de Marcius Turbo, serviteur fidèle; la dignité grondeuse de Servianus, dont les critiques, chuchotées à voix de plus en plus basse, ne m'atteignaient plus ; l'élégance royale de Lucius Céonius ; et, un peu à l'écart, dans cette claire pénombre qui sied aux apparitions divines, le visage rêveur du jeune Grec en qui j'avais incarné ma Fortune. Ma femme, présente elle aussi, venait de recevoir le titre d'impératrice. »

     

    Christophe nous introduisit ensuite à quelques pas du Panthéon, sur la même place Minerve, dans l’église Sainte-Marie-sur-Minerve, l’église des Dominicains. Comme le nom l’indique, Sainte-Marie a été construite sur les ruines d’un temple païen dédié à Minerve. Trois choses me frappèrent au cours de la visite. D’abord Catherine de Sienne. Elle est là devant nous en ce qui reste d’elle, probablement quelques cendres dans l’urne de marbre sous le maître-autel. Sa vie défile en moi :

     

    Lorsque Catherine naît à Sienne en 1347, la guerre de cent ans vient d'éclater, la peste noire dévaste l'Europe. Depuis quarante ans il n'y a plus de pape à Rome, c'est le temps des papes en Avignon.

    Rien ne préparait Catherine Benincasa, vingt-troisième enfant d'un teinturier de Fontenebranda, à jouer un rôle dans l'histoire. Elle n'a ni culture, ni instruction. Elle n'apprendra à lire, nous disent ses biographes, qu'à l’âge adulte. Et pourtant... Très tôt, Catherine est favorisée de grâces mystiques extraordinaires. Vers l'âge de douze ans, elle fait vœu de virginité. Admise en 1367 parmi les mantellata ou Sœurs de la pénitence du bienheureux Dominique, elle vit recluse dans la maison de ses parents menant une vie de prière et de mortification. Après un certain temps de cette vie « cachée », le Christ lui fait comprendre dans la prière qu'il lui faut sortir et aller vers ses frères. Alors Catherine se met au service de l'Eglise avec une ardeur peu commune. En 1374, elle rencontre le bienheureux Raymond de Capoue, futur Maître Général de l'Ordre. Certes, il deviendra son supérieur et son conseiller théologique, mais c'est surtout Catherine qui forcera Raymond de Capoue à dominer son tempérament pusillanime. En 1374, elle est convoquée à Florence, devant le Chapitre Général de l'Ordre des Prêcheurs, qui doit s'inquiéter de cette sœur quelque peu « remuante ».

    En 1376, avec vingt-deux de ses disciples, elle se rend en Avignon et obtient le retour du Pape à Rome. Au cours de ses extases, pendant l'année 1378, elle dicte Le Dialogue à ses secrétaires. Elle meurt le 29 avril 1380, et elle est canonisée par le pape Pie II, le 29 juin 1461.

    Chez   Catherine,   aucune   incompatibilité entre vie active et vie contemplative. Plus elle est mystique, plus elle est active. « Sa cellule intérieure » elle la transporte partout où elle va. Son style peut parfois nous dérouter voire nous choquer mais Catherine était flamme, était feu, était amour passionné de son Seigneur et de l'Eglise.

     

    Alors le feu du ciel illumina l’église…J’ai ensuite été saisi par la statue du Christ portant la croix. « Mais, dis-je à Christophe, c’est le frère du David de Michel-Ange que j’ai vu il y a longtemps déjà à Florence. » - « Bien sûr, fit Christophe, ce Christ-Sauveur est du même Michel-Ange. » Nous eûmes enfin la joie de nous recueillir sur la tombe du bienheureux Fra Angelico.

    Saint-Louis-les-Français est tout près de la place Minerve. La façade renaissance rappelle qu’on est en France avec les statues de Charlemagne, saint Louis, sainte Clotilde et sainte Jeanne de Valois, mais les marbres, les dorures et les stucs signent le baroque. Ce qui attire les touristes, ce sont les Caravage, la vocation de Matthieu, son martyre et Matthieu avec l’Ange. Je ne suis pas insensible à ces peintures ; elles me fascinent et me rappellent par leur clair-obscur les portraits Marie-Madeleine ou la nativité de Georges de la Tour. Transposés dans une ambiance familière, les événements sacrés sont saisis dans leur évidence spirituelle grâce au rôle révélateur de la lumière qui ne vient pas d’une bougie, comme chez le peintre de Vic-sur-Seille, mais d’une source extérieure qui transfigure les personnages. Mais l’église est avant tout un lieu de prière. Comment pourrais-je ne pas rendre grâces au Seigneur pour la riche histoire de notre pays et ne pas intercéder pour le présent et l’avenir.

                    

    Et il ya tout près de là l’église Saint-Augustin. Je n’ai pas vu le portrait de l’évêque d’Hippone par du Gueschin, comme l’annonce mon petit livre, ni rien d’autre de lui dans la trop rapide visite, mais lui, Augustin, était là présent en moi de tout son être. « Vous êtes grand, Seigneur, écrit-il au commencement de ses Confessions, et souverainement digne de louanges, grande est votre puissance et votre sagesse sans bornes. » Et ceci que Maurice Zundel ne cesse de citer dans ses sermons : « Tard je vous ai aimée, Beauté si ancienne et si nouvelle, tard, je vous ai aimée. C’est que vous étiez au-dedans de moi et moi, j’étais au dehors de moi ! » J’ai cependant remarqué, non sans surprise, un Caravage, celui de la Vierge des pèlerins et l’ai admiré infiniment plus que l’Isaïe de Raphaël tant vanté par la critique. Et puis, fit remarquer Christophe, voyez là au-dessus de l’autel les restes de sainte Monique, la mère d’Augustin. L’histoire le prouve, ce sont bien ses restes, à elle.

     

    Cinq églises en moins de trois heures, il faut le faire. Nous étions vannés, mais heureux. Merci, Christophe. A une table de terrasse, une pizza et un verre de vin nous remettent d’aplomb.

     

    Jeudi 13 novembre

    Notre dernier Jour à Rome. Demain, avant l’aube, nous volerons vers Baden-Baden. Avant que l’aube se lève sur la Ville Sainte, nous descendons à la chapelle du couvent pour la messe, une messe que le brave Franciscain de service achève ce matin-là, comme les jours précédents, en un quart d’heure. A peine le temps de souffler ! Et après la messe, le petit déjeuner, le meilleur moment de la journée ! Un peu de courrier, puis nous allons à la découverte de trois églises, où il me tenait à cœur de prier : Saint-Pierre-aux-Liens, saint Clément et Saint-André-au-Quirinal.

    D’abord Saint Pierre-aux-Liens. Ce n’est pas très loin du couvent, nous y allons à pied paisiblement. D’abord l’église paraît nue : pas de bancs ni  de chaises, comme partout ailleurs, dans presque toutes les églises de Rome. J’ai un peu l’impression d’être dans un immense hall vide. Ça m’avait choqué il y a cinquante sept ans, ça me choque aujourd’hui encore. J’essaie de m’en abstraire et d’entrer dans la grande histoire, celle qui marque le temps pour toujours et que racontent les Actes des Apôtres :

    À cette époque, le roi Hérode Agrippa se saisit de certains membres de l’Église pour les mettre à mal. Il supprima Jacques, frère de Jean, en le faisant décapiter. Voyant que cette mesure plaisait aux Juifs, il décida aussi d’arrêter Pierre. C’était les jours des Pains sans levain. Il le fit appréhender, emprisonner, et placer sous la garde de quatre escouades de quatre soldats ; il voulait le faire comparaître devant le peuple après la Pâque. Tandis que Pierre était ainsi détenu dans la prison, l’Église priait Dieu pour lui avec insistance. Hérode allait le faire comparaître. Or, Pierre dormait, cette nuit-là, entre deux soldats ; il était attaché avec deux chaînes et des gardes étaient en faction devant la porte de la prison. Et voici que survint l’ange du Seigneur, et une lumière brilla dans la cellule. Il réveilla Pierre en le frappant au côté et dit : « Lève-toi vite. » Les chaînes lui tombèrent des mains. Alors l’ange lui dit : « Mets ta ceinture et chausse tes sandales. » Ce que fit Pierre. L’ange ajouta : « Enveloppe-toi de ton manteau et suis-moi. » Pierre sortit derrière lui, mais il ne savait pas que tout ce qui arrivait grâce à l’ange était bien réel ; il pensait qu’il avait une vision. Passant devant un premier poste de garde, puis devant un second, ils arrivèrent au portail de fer donnant sur la ville. Celui-ci s’ouvrit tout seul devant eux. Une fois dehors, ils s’engagèrent dans une rue, et aussitôt l’ange le quitta.    Alors, se reprenant, Pierre dit : « Vraiment, je me rends compte maintenant que le Seigneur a envoyé son ange, et qu’il m’a arraché aux mains d’Hérode et à tout ce qu’attendait le peuple juif. »

     

    Depuis ce temps, l'Église fait plus de cas de ces précieuses chaînes que des plus riches trésors, elles sont précieusement vénérées ici, en ce lieu. Je me souviens des dernières paroles du Christ à Pierre : « Amen, amen, je te le dis : quand tu étais jeune, tu mettais ta ceinture toi-même pour aller là où tu voulais ; quand tu seras vieux, tu étendras les mains, et c’est un autre qui te mettra ta ceinture, pour t’emmener là où tu ne voudrais pas aller. » (Evangile de Jean chapitre 21, verset 18). Cette ceinture n’est autre que la chaîne de Jérusalem d’abord, celle de Rome ensuite. Les deux chaînes, en possession du Pape Léon Ier, se seraient miraculeusement soudées lorsqu'il les aurait approchées l'une de l'autre. Elles sont là devant nous, exposées dans la châsse. Je pense à toutes les chaînes que portent les persécutés d’aujourd’hui.

    Nous voici devant Moïse, dans le transept droit, descendu du Sinaï avec les Tables de la Loi données par Dieu, regarde, courroucé, les juifs adorant le veau d'or. Michel-Ange au sommet de son art. Freud note qu’il a introduit dans la figure de Moise quelque chose de neuf, de surhumain ; il ne jette pas à terre, ne brise pas les tables, comme il est écrit dans la Bible : pour Michel-Ange la puissante masse et la musculature exubérante de force du héros ne seraient «  qu’un moyen d’expression tout matériel servant l’exploit psychique le plus formidable dont un homme soit capable : vaincre sa propre passion au nom d’une mission à laquelle il s’est voué. » C’est, depuis que je l’ai vue la première fois en 1957, la sculpture qui m’impressionne le plus.

    Nous participons à la messe de midi qui se célèbre en face, dans la chapelle du transept gauche, puis nous passons à la pension pour nous reposer et manger, avant de nous y rendre

    à Saint-André-au-Quirinal.

    Pourquoi Saint-André-au-Quirinal ? Tout simplement à cause d’une page de la Croix qui a paru la veille de notre départ, celle du 8-9 novembre dernier. Il y est question de Stanislas Kostka. Je la cite presque tout entière, tant elle m’alla droit au cœur :

    « Quand il vint étudier à Rome après son ordination en 1946, Karol Wojtyla prit l’habitude, chaque matin avant d’aller aux cours, d’entrer dans l’église Saint-André-au-Quirinal : non pour admirer ce joyau conçu par le Bernin, mais pour se recueillir sur la tombe de saint Stanislas Kostka. Le futur saint Jean-Paul II éprouvait une grande admiration pour son compatriote, pour ce saint « si sensible et tendre » qui « parvint avec beaucoup d’amour, mais aussi avec beaucoup de fermeté, à faire ce qu’il avait résolu de faire ». Malgré sa brièveté, la vie de saint Stanislas Kostka constitue en effet un exemple lumineux pour tous ceux qui se sentent appelés à la suite du Christ, mais rencontrent de grands obstacles. Né en 1550 au sein d’une famille noble de Pologne, Stanislas fut envoyé à Vienne en 1564 pour étudier au collège des jésuites. En lui grandit peu à peu le désir de servir le Seigneur en entrant à son tour dans la Compagnie de Jésus. Mais son père s’y opposa fermement et le provincial d’Autriche, craignant d’irriter l’influent sénateur Kostka, refusa d’admettre Stanislas au noviciat. Alors, un matin d’août 1567, le jeune noble osa l’impensable : il fugua !

    Il troqua ses vêtements habituels pour un simple habit de toile de sac et, tel un pèlerin pauvre, se mit en route. D’abord pour Augsbourg, puis pour Dillingen en Bavière, où il rencontra Pierre Canisius, provincial d’Allemagne. Ce dernier fut vite convaincu des grandes qualités spirituelles de son visiteur. Il le recommanda auprès de François de Borgia, alors supérieur général de la Compagnie de Jésus à Rome. Après un trajet long et difficile qu’il effectua à pied avec deux autres candidats-novices, Stanislas Kostka finit par arriver dans la Ville éternelle en octobre 1567. François de Borgia fut aussi impressionné que Pierre Canisius par la piété, la douceur et la détermination du jeune homme. Quelques jours plus tard, en dépit des lettres menaçantes et blessantes de son père, Stanislas Kostka réalisait son projet le plus cher : il entrait au noviciat des jésuites. Dix mois plus tard, sa santé déclina subitement et il s’éteignit le 15 août 1568, jour de l’Assomption. Tout un symbole pour cette âme pure qui avait confié un jour à un autre novice avoir été gratifié d’une vision de la Vierge tenant Jésus dans ses bras. Béatifié en 1605, Stanislas Kostka a été proclamé saint en 1726. Chaque année, comme Karol Wojtyla en son temps, de nombreux étudiants, séminaristes et novices continuent à se rendre sur sa tombe. Ils lui demandent d’intercéder en leur faveur afin que la grâce de la persévérance leur soit donnée. »

     

    Vous comprenez l’empressement que j’avais ce matin-là de gravir la colline du Quirinal. Non pas tant pour admirer l’œuvre du Bernin, que pour prier avec Stanislas Kostka et la cohorte des Jésuites qui furent formés dans les bâtiments annexes de l’église qui devinrent le nouveau noviciat de l’ordre. Peu après la mort d’Ignace de Loyola ils étaient plus de deux cents à s’y préparer à leur mission. Je pensais aussi à ma mission. A mon ordination il y a cinquante ans. Je pense à Thérèse de Lisieux, à la première page de ses Manuscrits autobiographiques : … « ouvrant le Saint Évangile, mes yeux sont tombés sur ces mots : — " Jésus étant monté sur une montagne, il appela à Lui ceux qu'il lui plut; et ils vinrent à Lui. " (Marc, chap. III, v. 13). Voilà bien le mystère de ma vocation, de ma vie tout entière et surtout le mystère des privilèges de Jésus sur mon âme... Il n'appelle pas ceux qui en sont dignes, mais ceux qu'il lui plaît ou comme le dit saint Paul : “Dieu a pitié de qui II veut et II fait miséricorde à qui II veut faire miséricorde. Ce n'est donc pas l'ouvrage de celui qui veut ni de celui qui court, mais de Dieu qui fait miséricorde. " (Rom. 9, 15 et 16). » (Le pape François hier sur la place Saint-Pierre ne disait rien d’autre que la petite carmélite de Lisieux !) Je veux rendre grâce au Seigneur et « sans fin chanter son amour » pour le chemin qu’il m’a été donné de faire, malgré mes faiblesses et mes lourdeurs. Je n’ai pas souhaité fêter ce jubilé, mais ce pèlerinage est le plus beau cadeau que le ciel ait pu me réserver. Et je remercie Antoinette H. d’en avoir été l’instigatrice, sans qu’elle le sût. Je ne le savais pas moi-même ; je le découvre ici, à l’heure même où j’écris. Elle l’apprendra elle-même quand elle lira ces lignes et elle sera la première à les lire. Elle comprendra pourquoi il m’était si difficile ce jour-là de prendre congé de Saint-André-au-Quirinal. Tout prend sens dans la vie, souvent de manière imprévisible. Dieu écrit droit avec des lignes courbes.

    Il est trop tard de nous rendre à Saint-Clément. Tant pis ! J’aurais voulu m’arrêter devant la fresque de l’abside, la crucifixion au milieu d’une polyphonie de couleurs et de symboles, puis descendre lentement à travers la basilique inférieure, jusqu’au-dessous de la nef, dans ce qui reste d’un petit temple où se célébrait le culte du dieu Mithra. Je me souvenais de tout cela trop vaguement pour ne pas avoir voulu raviver la mémoire sur place. Les Mémoires d’Hadrien avaient encore renouvelé le désir : l’empereur, qui était alors consul et qui avait passé de nombreuses années au contact des Thraces fut touché par le culte de ce dieu venu de la lointaine Asie, par les exigences de son ascétisme qui « tendait durement l’arc de la volonté, par l’obsession de la mort et du sang. » Il raconte comment il fut initié « dans un donjon de bois et de roseaux, au bord du Danube » et largement aspergé avec le sang d’un taureau qui agonisait sur un plancher au-dessous duquel il se tenait, et comment de telles sociétés pouvaient donner l’impression d’échapper aux limites de la condition humaine. « Chacun de nous se sentait assimilé à l’ivresse divine », note-t-il. Pourquoi ne pas rêver de temps à autre ? Mais ce soir-là, le dernier à Rome, nous étions épuisés et pleinement heureux de ce qu’il nous avait été donné de vivre en ces cinq journées romaines. Et puis il nous fallut préparer le lendemain et être prêts avant le chant du coq pour ne pas rater le retour…

                                                                                                                          BM

     

                                                                                                                                                                                                                                  

     


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :