• Notre Père 1

    Le Notre Père

    Depuis longtemps je porte en moi le projet d’écrire un court commentaire de la prière qu’on appelle couramment le Notre Père, la seule prière que le Christ ait appris à ses disciples et que l’on trouve en deux versions différentes ; l’une, en saint Luc, contient cinq demandes adressées au Père ; la scène se passe en un lieu et à un moment qui ne sont pas précisés : « Et il advint que Jésus, comme il était quelque part à prier, quand il eut cessé, quelqu’un des disciples lui dit : “Seigneur, apprends-nous à prier, comme Jean le Baptiste, lui aussi, l’a appris à ses disciples.” Il leur répondit : “Quand vous priez, dites : Père, que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne. Donne-nous le pain dont nous avons besoin pour chaque jour. Pardonne-nous nos péchés, car nous-mêmes, nous pardonnons aussi à tous ceux qui nous ont des torts envers nous. Et ne nous laisse pas entrer en tentation”.
    Jésus leur dit encore : « Imaginez que l’un de vous ait un ami et aille le trouver au milieu de la nuit pour lui demander : “Mon ami, prête-moi trois pains, car un de mes amis est arrivé de voyage chez moi, et je n’ai rien à lui offrir.” Et si, de l’intérieur, l’autre lui répond : “Ne viens pas m’importuner ! La porte est déjà fermée ; mes enfants et moi, nous sommes couchés. Je ne puis pas me lever pour te donner quelque chose.” Eh bien ! je vous le dis : même s’il ne se lève pas pour donner par amitié, il se lèvera à cause du sans-gêne de cet ami, et il lui donnera tout ce qu’il lui faut.
    Moi, je vous dis : Demandez, on vous donnera ; cherchez, vous trouverez ; frappez, on vous ouvrira. En effet, quiconque demande reçoit ; qui cherche trouve ; à qui frappe, on ouvrira.
    Quel père parmi vous, quand son fils lui demande un poisson, lui donnera un serpent au lieu du poisson ? ou lui donnera un scorpion quand il demande un œuf ? Si donc vous, qui êtes mauvais, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, combien plus le Père du ciel donnera-t-il l’Esprit Saint à ceux qui le lui demandent ! » (Luc 11, 1-13).
    L’autre version de la prière en saint Matthieu contient sept demandes ; elle fait partie du discours sur la montagne que l’on situe près de Capharnaüm ; il s’agit d’un long enseignement qui commence avec les béatitudes, puis passe en revue des aspects importants de la pratique religieuse des Juifs. C’est elle, la version de Matthieu, qui est devenue la prière officielle de l’Eglise, que chaque petit chrétien apprend par cœur et que tu connais toi aussi que je vais essayer de commenter pour toi :
    Notre Père qui es aux cieux,
    que ton nom soit sanctifié,
    que ton règne vienne,
    que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
    Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour.
    Pardonne-nous nos offenses,
    comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés.
    Et ne nous soumets pas à la tentation,
    mais délivre-nous du Mal. Amen
    J’ai appris cette prière très tôt, en famille ; nous la récitions le soir à genoux, appuyés sur une chaise, avant le repas du soir, avant d’aller à l’école ; ensuite nous la reprenions au catéchisme. A l’église nous ne la récitions pas ; le prêtre la récitait seul en latin. J’avoue que je n’y ai jamais pris goût. « Ne rabâchez pas dans vos prières comme font les païens », dit le Christ. Et en réalité nous rabâchons. Pareillement pour le Je vous salue. Il me semble la prier vraiment quand je prends le temps de la méditer, de m’arrêter à chaque demande. Rien que les deux premiers me ravissent : Notre Père ! L’appel du Père. Oh, je ne dis pas n’avoir jamais pris conscience de ce je faisais, n’avoir jamais été ému ; Mais en général, je récite et ne prie pas ; je rabâche. Et pourtant je continue de prier le chapelet en promenade, en voiture, rarement dans les églises ou chez moi. Je me dis : peut-être les prières répétitives ressemblent-elles à la respiration et sont-elles aussi nécessaires à la vie spirituelle que le rythme respiratoire l’est à la vie de l’homme. Nous en avons parlé hier de ce problème, Clément, un cousin très proche et moi. C’est vrai qu’il est impossible de peser chaque mot des Notre Père et Je vous salue que l’on égrène en récitant le chapelet. Mais, remarque-til, est-ce bien nécessaire de s’arrêter à chaque mot. N’est-ce pas tout simplement un moyen que l’on se donne pour passer un quart d’heure avec le Seigneur, un temps d’intimité où l’esprit et le cœur se donnent libre cours pour évoquer des scènes de l’Evangile telle l’Annonciation, la mort ou la résurrection ou n’importe quelle autre scène de la vie du Christ ou tel verset de l’Ecriture. Pour aussi prier pour des proches ou des inconnus rencontrés sur le chemin de la vie ou présenter au Seigneur des intentions que les médias nous apportent chaque jour. – En somme, la prière des pauvres, dis-je… C’est tout à fait cela, fit Clément… Marie nous appela pour le repas et l’échange s’arrêta sur le champ. Sur le chemin du retour, seul, dans la voiture, la question me revint à l’esprit. Pourquoi rabâcher des Notre Père et des Je vous salue, alors qu’io serait si simple de laisser le cœur et l’esprit s’entretenir librement avec le Seigneur ou la vierge Marie, comme on s’entretient entre hommes ? Pour avoir le cœur net, je pris le temps de chercher ce que disent du chapelet les grands spirituels que fut Jean-Paul II et que sont ensemble Benoît XVI et François. Je ne fus nullement étonné de trouver chez ces trois géants de Dieu les mots qu’il me fallait pour reprendre souffle. Je peux suivre Je peux suivre Jean-Paul II quand il dit que
    “le rosaire est ma prière préférée”. Mille fois d’accord aussi quand il ajoute qu’“il est urgent que nos communautés chrétiennes deviennent d’authentiques écoles de prière”. La suite me paraît moins certaine : le rosaire serait-il “une voie vers la contemplation” ? Peut-être fut-il pour lui une voie vers la contemplation ? Mais pour moi, je n’en ai pas encore fait tellement l’expérience. Pourtant je récite chaque jour le chapelet en forêt, en pleine campagne – que de Je vous salue et de Notre Père n’ai-je pas récité ou chanté en 2009 sur le chemin de Compostelle, durant trois – ou encore dans les heures d’insomnie. Prié en communauté, aussi loin que je remonte dans l’enfance, m’a toujours été d’un grand poids. Pour Benoît XVI, “le chapelet est une école de contemplation et de silence”. L’est-il vraiment pour lui ? Peut-être, je ne suis pas son juge. Pour moi, il ne l’a jamais été. Ce que dit le pape François me paraît plus convaincant ; il témoigne de son expérience. “Le rosaire est la prière qui accompagne tout le temps de ma vie, écrit-il dans la préface du livre Le rosaire, prière du cœur du Père Yoannis, un prêtre copte de rite catholique qui depuis quelques mois fait partie de son secrétariat particulier. C’est aussi la prière des simples et des saints… C’est la prière de mon cœur” . Je me retrouve dans ces mots du pape, je souscris. Et ce qui est dit des Je vous salue vaut pareillement des Notre Père. Au bréviaire, c’est différent. Le Notre Père qui se dit après les prières de louange et d’intercession à laudes et à vêpres me parle beaucoup. Celui de la messe pareillement. On ne rabâche, ils sont uniques.
    Et Jésus, que m’apprend-il de la prière ?
    « En fait, raconte un disciple, nous étions un peu jaloux - je dis un peu, en fait, extrêmement jaloux - de le voir si souvent s'isoler et prier. Quand nous sommes en tournée ensemble, que nous partons plusieurs jours, et que vient le soir, nous nous allongeons pour la nuit, roulés dans notre manteau tandis que le feu meurt lentement. Ce sont des moments précieux. Sa voix nous berce dans la nuit. Il nous parle du Royaume qui vient, et nous nous endormons comme des enfants qui savent que l'on veille sur eux. Au petit matin, quand nous nous réveillons, que nous nous étirons pour chasser les rêves et les chimères de la nuit, que nous soulevons la cendre pour souffler sur les braises rougies et nous réchauffer, nous voyons que Jésus n'est plus là. Au début, nous avons été très inquiets. Nous le cherchions, craignant qu'il ne lui soit arrivé un malheur ou qu'il soit parti, nous laissant là. Et puis nous avons découvert que, chaque matin, il s'éloignait, et là, à l'écart, il demeurait longuement en prière.
    Plusieurs fois, nous l'avons observé. Ses lèvres ne bougent pas, ou à peine. Il ne récite aucune formule. D'ailleurs il nous en a souvent fait la remarque : « Ne rabâchez pas comme les païens, qui croient qu'en répétant toujours la même chose, ils seront mieux entendus. Votre Père sait bien avant vous, bien avant que vous l'ayez demandé, ce dont vous avez besoin. »
    Dans le premier rayon de soleil, il est là, attentif, calme, heureux, comme si le Très-Haut savait bien ce qu'il demandait, et comme si lui, Jésus, entendait ce que le Très-Haut lui disait.
    Un jour, n'y tenant plus, nous lui avons demandé : « Apprends-nous à prier comme tu le fais. » Alors, il nous a dit : « Quand vous priez, dites : "Abba, Père... notre Père qui es dans les cieux, que ton Nom soit sanctifié, que ton Royaume vienne, que ta Volonté soit faite sur la terre comme au Ciel. Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien. Remets-nous nos dettes comme nous-mêmes avons remis à nos débiteurs. Et ne nous laisse pas entrer en tentation ; mais délivre-nous du Mauvais." » (Matthieu 6, 9-13).
    Pour être honnête, nous avons un peu de mal ; appeler le Très-Haut, Père, Abba, ce n'est pas dans nos habitudes. Abba, c'est le nom que les enfants donnent à leur père dans l'intimité de la maison. C'est un mot de tendresse entre les enfants et leur père. Mais à force de l'entendre parler ainsi, avec tant de confiance, nous aussi, avec lui, nous apprenons. Nous apprenons que le Seigneur est vraiment, comme le dit l'Écriture, lent à la colère et plein d'amour, et que nous pouvons le prier comme des enfants confiants.
    À ceux parmi nous qui s'étonnaient que l'on puisse s'adresser au Très-Haut avec tant de simplicité, sans utiliser de grandes formules, juste avec les mots de tous les jours, il a répliqué : « Votre Père sait ce dont vous avez besoin, alors, n'hésitez pas à demander. Soyez insistants, aussi insistants qu'un ami importun qui frappe à votre porte en pleine nuit pour vous emprunter du pain. Vous allez lui donner ce qu'il veut, au moins pour avoir la paix et pouvoir vous rendormir. Dieu lui donne parce qu'il est bon. »
    Mais beaucoup d'entre nous restaient dans la crainte, et Jésus les a rassurés : « Allons, quel père donnerait un serpent à son fils qui lui demande un poisson ou un scorpion à son enfant qui lui demande un œuf ? » Les plus sceptiques étaient demeurés silencieux. Jésus avait raison, aucun père ne ferait une chose pareille. « Eh bien, avait-il continué, si vous qui êtes capables d'avoir le cœur mauvais vous donnez des bonnes choses à vos enfants, combien plus votre Père qui est dans les Cieux. » Et il avait ajouté : « Aussi, demandez et l'on vous donnera ; cherchez et vous trouverez; frappez et l'on vous ouvrira» (Luc 11, 5-8).
    Petit à petit, en le suivant, nous découvrons celui qu'il appelle son Père. Si nous continuons à le suivre, c'est parce qu'il sait quelque chose | que personne avant lui n'a dit. Souvent, nous en parlons entre nous, tandis qu'il marche devant. D'où cela lui vient-il ? » (Jésus, cet homme inconnu, de Christine Pedotti, p. 161-3)


    Pâques 2006. La prière d’un détenu.
    Aujourd’hui et dans les jours et les semaines à venir, l’Eglise nous propose la rencontre du Christ, des disciples, des proches et des premières communautés avec le Christ. Il est vrai que nous sommes là, au cœur du mystère chrétien. Mais comment reconnaître que Christ est bien vivant aujourd’hui ? Appelons-le Gilles. Gilles à 26 ans. Il est en prison depuis plusieurs semaines. Un pauvre. Très perturbé depuis l’enfance, malmené par les parents. L’un des membres de l’aumônerie l’avait vu une première fois. Il lui demande à la fin de l’entretien d’écrire ce qu’il vient de raconter. Une semaine plus tard, nous le voyons à deux. Gilles nous tend une feuille. Il souhaite que nous lisions à haute voix ce qu’il a écrit. Voici :
    « Je souhaite devenir une personne bien et non mal », la phrase est soulignée comme s’il s’agissait d’un titre. Et il s’interroge : Qui suis-je ? (je transcris son orthographe). Quesque je cherche ? Vais-je trouvé se que mon cœur me fais cherché ? Si seulement je savais se que je cherche ! pour quoi dans mon enfance dieu ne m’a-t-il pas aidé ? Voilà se que sa mas apporté
    - J’ai perdu celle que j’aime,
    - J’ai perdu ma fille,
    - J’ai perdu la vie que je désiré et ma famille ne ma jamais aimé ; que vais-je devenir ? Que va-t-il m’arriver ?
    - Où faut-il que je retrouve le créateur de tous ?
    ….Je suis triste de ce que j’ai fait.
    - Je ne sais plus quoi faire à part trouvé ce que je suis sensé trouver. Vais-je trouver ? Je ferais tout pour le savoir ! »
    Nous avons lu son texte. Puis il a parlé, parlé. Des choses difficiles qu’il n’avait pas écrites. En quittant la cellule, nous échangeons sur tout ce qu’il venait d’exprimer, sa détresse immense, et nous nous demandons comment il est possible qu’il s’en sorte. Entre temps, Gilles est venu à la messe du samedi matin. Une semaine plus tard, nous le revoyons : il est toujours très abattu ; il parle toujours autant dans un flot ininterrompu de paroles. Il nous montre un petit livre qu’il tient en main : les quatre évangiles suivis des psaumes. « J’ai commencé à lire là-dedans », dit-il. Mais apparemment, il n’a pas trouvé de lumière. Il continue à se débattre dans la nuit. Je dis : « Essaie de lire les psaumes que tu as dans le petit livre ». Je lui explique un peu : ce sont les prières des Juifs des temps anciens ; elles expriment des sentiments qui sont encore les nôtres aujourd’hui : la joie, la peur, l’angoisse, l’action de grâce, le regret, la louange. Je lui propose de lire deux psaumes que j’ai choisis entre ceux que j’aime beaucoup et si tu veux tu pourrais écrire ce qu’ils t’inspirent.
    Huit jours plus tard, le mercredi de Pâques, nous retournons à sa cellule. L’autre membre de l’équipe lui dit : « Tu es tout rayonnant aujourd’hui ». J’avais pareillement remarqué que ce n’était plus le même jeune homme, triste, abattu, angoissé. Il nous tend des feuilles de papier. « Voilà, dit-il, ce que j’ai écrit ».
    On regarde. Six pages pleines de fine écriture. « Lisez », dit-il. On lit à tour de rôle, à haute voix. « Ma prière, par ton nom, Dieu, entend ma prière, sauve-moi par ta puissance, rends-moi justice ; Dieu, entends la voix de ma prière, quand j’élève les mains vers toi ! Je suis comme l’eau qui se répand, tous mes membres se disloquent. Mon cœur est comme la cire, il fond au milieu de mes entrailles. Ma vigueur a séché comme l’argile, ma langue colle à mon palais… Seigneur, au secours! »
    Je n’en reviens pas. Comment ce jeune homme qui n’a aucune formation biblique peut-il lire avec tant de pénétration les psaumes qu’il ne connaissait pas. Il a été touché par leur lecture. Il y a trouvé les mots qui lui ont permis d’exprimer ce qu’il portait dans son cœur et en écrivant de se libérer. En terminant, il note: « Voilà se que je ressens et que je ne ressentais pas avant ». Qu’est-ce qu’il a ressenti et qu’il n’avait pas ressenti avant ? Probablement ceci qu’il exprime à plusieurs reprises dans le texte : que Dieu est bonté, qu’il est miséricorde et fidélité, qu’il peut lui crier son péché, tout le mal qu’il a fait et que Dieu lui pardonne, qu’il ne reste pas sourd à son appel. « Béni soit Dieu qui n’a pas écarté ma prière, écrit-il, ni détourné de moi son amour.
    Deux questions cependant lui restent entre les dents. La première : « Le mal est-il parti de moi en me laissant en paix ? » Et la seconde : « Mais si Dieu me pardonne est-ce que moi je peux me pardonner ? J’ai fais trop de mal pour me pardonner ». Il faudra encore du temps pour que Gilles apprenne à répondre à ces interrogations. Le lendemain au cours d’une rencontre de chrétiens, nous méditions la mort du Christ selon l’évangile de Marc où il est dit que le centurion qui était là en face de Jésus, voyant comment il avait expiré, s’écria : « Vraiment, cet homme était le fils de Dieu ». Je suis saisi par la figure de ce centurion qui exprime quelque chose d’inouï, que cet inconnu crucifié dont il avait la responsabilité en tant que soldat romain était le fils de Dieu. Comment pareille reconnaissance fut-elle possible ? Rien ne semblait l’y avoir préparé, ni son passé de soldat païen, ni le visage meurtri de celui qui était cloué sur le bois. A moins que la nudité du visage qui lui faisait face n’ai interrompu le cours habituel des choses. Marc remarque précisément que le centurion se tenait en face de Jésus et qu’il le regardait. Il a laissé le visage venir à lui, sans chercher à expliquer – il n’y avait rien à expliquer -, à donner sens ; il a reçu ce visage défait et nu, hors de l’ordre, tel qu’il s’offrait, dans le dérangement absolu. A ce moment de la réunion, j’ai revu le visage du détenu de la prison de Sarreguemines, j’ai pensé à la prière qu’il avait écrite, aux mots qu’il avait trouvés dans les psaumes et qui ont résonné dans sa propre détresse. Il est devenu quelqu’un à mes yeux, à ce moment précis, unique au monde, infiniment précieux, fils de Dieu, vivant, ressuscité…


    La contemplation

    De tous côtés on sollicite Bernard :
    les monastères ont besoin de lui, dans son Ordre et dans le monachisme traditionnel, où Guillaume de Saint-Thierry et les religieux de Saint-Père de Chartres ont recours à lui ; l'Église hiérarchique le consulte, et Rome accepte ses avis au sujet d'élections épiscopales en France, en Angleterre et ailleurs ; princes et chevaliers se tournent vers lui pour qu'il leur donne des directives. Il se trouve engagé dans des conflits nationaux et internationaux ; les villes d'Italie, d'Aquitaine, de Flandre et de Rhénanie l'acclament. Il s'était retiré du monde, et voici que l'expansion de l'Ordre cistercien, singulièrement de la lignée de Clairvaux, lui offre l'occasion et le moyen d'animer un vaste mouvement d'influence réformatrice ; par toutes ces maisons avec lesquelles il est en relations, il est mis en contact avec tous les points névralgiques de la chrétienté : des courriers ne cessent d'y porter ses messages et d'en revenir avec des informations, des demandes.
    Il y aura donc toujours, dans sa vie, un partage entre la contemplation et l'action, une alternance de l'une et de l'autre, et cette sorte de dialectique se reflète dans ses écrits : aux lettres d'affaires, aux ouvrages de controverse et d'actualité succèdent les commentaires bibliques et liturgiques, les exposés mystiques. En l'année même de sa mort, l'archevêque de Trêves le convoque en Lorraine pour y apaiser un conflit entre le duc de Lorraine et l'évêque de Metz, et Bernard, à son retour, continuera de dicter les Sermons sur le Cantique.
    On comprend la joie de Bernard de retrouver ses frères qui étaient accourus au-devant de lui et s'étaient jetés dans ses bras, au retour d’un long voyage en Italie : "C'est à cause de chacune de vos peines que je regrette mon éloignement, leur écrivait-il écrit " (Ep. 143). Enfin le silence du cloître !
    Noël approchait. Il lui fallut reprendre le fil des méditations alors qu'il se trouvait pendant des mois contraint de se mêler à des choses apparemment bien étrangères à sa profession, dans tous les cas, toujours bien contraires à ses goûts "pour le calme et la retraite" (Ep. 143). Est-il possible, se demande-t-il, d'entrer dans le mystère de Dieu, venu chez nous dans le silence de Bethléem, sans entrer soi-même dans le même silence ? Alors il écrivit ces mots - je les imagine tels - qu'il prononça devant ses frères réunis dans la salle capitulaire : "Quand je dis Noël, je n'entends pas le message ou la doctrine de Noël : je pourrais en effet dire beaucoup de choses - et je les dirai en temps voulu - sur la naissance du Christ, l'étable de Bethléem, la visite des bergers et des mages, sans pour autant ressentir ce qu'est la fête. Il importe d'aller à l'essentiel, de se recueillir pour que Noël advienne aujourd'hui, de faire silence pour que Dieu naisse en nous comme autrefois il naissait en Terre Sainte.
    "Aie donc le courage, frère, de rester seul avec toi-même, n'importe où, dans ta cellule, sur un chemin solitaire, dans l'oratoire ou au jardin. Puis entre en silence, ne parle pas avec toi, ne te raconte pas d'histoires, muselé l'imagination pour qu'elle ne t'emporte pas au gré de ses fantaisies, ne te laisse pas absorber par des rêves, fais le vide en toi, puis attends et écoute. Ne cherche pas à échapper à l'appel silencieux de l'infini en toi, laisse-toi happer par lui et dévorer. Sans gémir sur les malheurs ni jubiler aux heures d'exaltation. Rec-cueille au creux du cœur ce que tu ressens, n'aie pas peur, car probablement éprouveras-tu une sorte d'épouvanté, comme un dégoût profond, un immense ennui. Tu remarqueras peut-être avec honte combien tu es loin et étranger de ceux qui t'entourent chaque jour et que tu croyais aimer. Peut-être découvriras-tu comme un fond de misère, que tu n'es pas aussi beau et généreux que tu ne cherches à paraître. Laisse tout cela venir à toi sans te réfugier trop vite dans le travail, la lecture ou je ne sais quoi pour oublier. Tiens bon, tu n'es pas encore au bout des peines, tu vas découvrir que tout ce qui s'annonce dans ce silence est plongé dans une distance infinie où règne le vide, mystérieux et menaçant comme les ombres de mort, qui pénètre toutes choses. Ce que tu saisis alors, cet étrange sentiment de vide et d'abîme n'est rien de marginal : sans lui tu ne serais pas homme ; sans lui il n'y aurait pas d'espace en toi où les choses de la vie puissent s'imprimer et tenir leur place ; sans lui tu te confondrais avec les moments qui passent, tu t'écoulerais comme l'eau d'une rivière, et comme l'animal tu serais incapable de penser ; il n'y aurait pas en toi de caisse de résonnance, pas de conscience ni de liberté, tout serait opaque, tu serais emporté comme la feuille au gré du vent au gré du temps. Ce vide en toi, comprends-tu, cet abîme et ce néant, qui te font peur, sont comme un cri vers quelque chose qui te dépasse, un appel vers l'infini.
    "Attention ! Cet infini n'est pas encore Dieu ; il est seulement le lieu où Dieu peut venir à toi. Tu vois à présent pourquoi ce vide en toi est si important : il est la place libre pour l'autre, il est la pierre d'attente et l'ouverture vers ce qui est tout autre que toi, vers le pur possible. Or voici que le message de Noël, nous apprend que cet appel du cœur, cette inquiétude en nous que rien jamais ne comble tout à fait, cette faille toujours ouverte comme une blessure vive, oui, le message de Noël nous apprend qu'il n'y a pas lieu d'en avoir peur, que tout cela ne renvoie pas à une présence menaçante, mais indique le lieu où Dieu vient à notre rencontre ; mieux encore, tout cela annonce que Dieu est là, foyer de feu en même temps que fraîcheur de la fontaine, qu'il est tout proche de toi comme emprisonné en toi, qu'à aucun moment de l'existence il ne te fait défaut, qu'il est déjà là
    quand tu commences à le chercher, qu'il te précède toujours comme une lumière. Oui, en toi l'Eternel entre dans le temps, l'Infini, dan Pâques 2006s le fini. Les noces de Dieu avec la créature ! Telle est la merveille qui s'accomplit en toi, c'est cela Noël, la fête qui se célèbre en toi, si tu sais garder le silence et être attentif à toutes ces choses".

    * * *
    “Le silence, dit Isaïe, est le gardien de la vertu” (Is 32,17), et selon Jérémie il est bon d'attendre en silence le salut de Dieu (Lamentation 3,26) (lettre de Bernard de Clairvaux à Oger).

    * * *
    "Le silence et la paix qui règnent dans votre monastère (celui de Saint-Denis après la réforme de Suger)... portent les âmes à la méditation des choses d'en haut" (Lettre de Bernard à Suger).

    * * *
    "Le silence paraît pesant à quelques-uns ; le Prophète (Lament. 3,26) au contraire le considère plutôt comme une force" (Lettre de Bernard aux religieux de Saint-Bertin).
    ***
    La prière
    "Cherchez toujours Dieu" dit le psalmiste (psaume 104,4). Partant de là saint Bernard explique que c'est un grand bien, et même qu'il n'en est pas de plus grand que de chercher Dieu. I l sait avec saint Augustin que même après l'avoir trouvé, on le cherchera encore et que la plénitude de la joie, loin de consumer le désir, l'attise plutôt comme l'huile attise la flamme. Car nous sommes faits pour Dieu et notre âme est inquiète jusqu'à ce qu'elle repose en lui (In cant. 84, l). Mais on n'entre pas de plain-pied en communion avec lui. Il faut gravir la montagne. Quiconque s'y aventure et cherche à atteindre le sommet sait que l'ascension est difficile, et qu'on ne s'y risque pas sans l'assistance du Verbe (Ibid 84,5). Comment les membres - car nous sommes les membres d'un corps - pourraient-ils en effet marcher à leur compte et ne pas suivre la tête ? Heureux donc le membre qui aura en toutes choses adhéré à la tête et qui l'aura suivie partout où elle sera allée, sur les chemins faciles de la plaine, comme aussi au désert et jusqu'au mont Calvaire (Carême 1.1).
    Celui qui considère que le but ultime de la vie, l'étape dernière, est d'entrer en communion avec Dieu se donnera aussi les moyens d'y arriver. Et c'est la prière, l'œuvre première du moine, ce qui donne sens à sa vie, l'opus Dei, l'office qui prendra six heures de temps environ chaque jour et auquel il se rendra avec empressement sept fois par jour, dès que sonne l'heure, car, selon le prophète "sept fois par jour j'ai dit ta louange" (Règle de saint Benoît, 16.1) : Laudes, Prime, Tierce, Sexte, None, Vêpres et Complies. On se lèvera aussi au milieu de la nuit pour célébrer le Seigneur et prier l'Office de nuit. "Notre règle, explique saint Bernard, nous interdit de faire passer quoi que ce soit avant l'opus Dei. Si saint Benoît, notre Père, a donné ce nom à l'office des louanges, que nous célébrons chaque jour dans l'oratoire comme un tribut solennel payé à Dieu, il voulait bien marquer par là quelle attention nous devons mettre à cet acte. Je vous engage, mes enfants, à participer toujours à l'office divin avec un cœur pur et attentif. Vous devez y apporter autant de présence active que de respect. N'approchez pas le Seigneur paresseusement, en somnolant, en bâillant, en ménageant vos voix, en n'articulant que la moitié des mots. Pas de ces sons morcelés ou traînants, de ces bredouillements nasillards de vieilles femmes. Que vos accents soient virils comme vos sentiments ainsi qu'il convient qu'on chante les textes inspirés par le Saint-Esprit. Ne pensez à rien d'autre qu'au sens des paroles que vous psalmodiez (Sermons sur le Cant. 47,8).
    On peut deviner en quelle douce familiarité de Dieu entrent des âmes qui consacrent tant d'heures chaque jour à dialoguer avec lui ! A condition, il va de soi, d'y mettre tout son cœur, de ne pas se tromper soi-même en ne considérant que les apparences et de ne pas se croire quelque chose tandis qu'on n'est rien. Il est malheureux l'homme qui croit que tout va bien, alors que le ver ronge à l'intérieur : "II a toujours la tonsure, ses vêtements n'ont point changé, il pratique le jeûne et chante l'office aux heures indiquées, mais son cœur est bien loin de moi, dit le Seigneur" (Carême 7,4 ; 2,2).
    Pourquoi passer tant d'heures en prière ? N'y a-t-il pas des tâches plus urgentes ? Des religieuses enseignantes ou infirmières, oui, des Mères Teresa, des Sœurs Emmanuelle, oui, mais à quoi servent celles qui s'enferment à vie derrière les hauts murs des monastères ? Ces questions viennent de ceux qui n'ont pas senti au fond de leur cœur l'appel de l'Absolu. Le Père de Foucauld, écrivant à Henry de Castries le 14 août 1901 le récit de sa conversation, note : "Aussitôt que je crus qu'il y avait un Dieu, je compris que je ne pouvais faire autrement que de ne vivre que pour lui ; ma vocation religieuse date de la même heure que ma foi : Dieu est si grand, il y a une telle différence entre Dieu et tout ce qui n'est pas lui..." (Œuvres spirituelles, Ed. du Seuil p. 663). C'est l'expérience déjà ancienne des prophètes d'Israël : "Le Seigneur Dieu a parlé : qui ne prophétiserait ?" (Amos. 3,8). Saint Bernard pareil¬lement parle de Dieu non pas comme d'un étranger, mais de quelqu'un qu'il éprouve, dont il a senti sur ses propres lèvres le baiser de la bouche et qui est promis à quiconque peut dire avec saint Jean : "Nous avons tous part à sa plénitude" (Ps. 1,16) (In cant. 2,2). Quand donc, en retour de tant d'amour, l'âme s'enivrera-t-elle d'amour divin au point de s'oublier elle-même et "se jettera-t-elle toute en Dieu, pour s'unir à lui et ne plus faire qu'un avec lui ?" (De dilig. 10,27).
    La petite thérèse de Lisieux a fait la même expérience d'un Absolu qui exigeait, pensait-elle, plus qu'elle ne pouvait donner. Longtemps elle était malheureuse au Carmel. Bien qu'elle eût désiré y entrer avant l'âge requis et qu'elle eût tout mis en œuvre pour arriver à ses fins, elle souffrait d'une profonde inquiétude, comme si rien ne pouvait combler les aspirations de son cœur. Elle aurait voulu être guerrier, prêtre, apôtre, docteur, martyr. Mais tout cela lui était refusé : elle n'est qu'une pauvre fille, retenue derrière les murs du couvent, un grain de sable face aux grands saints. Or un jour, les chapitres 12 et 13 de la première lettre aux Corin¬thiens l'illuminèrent. Elle y apprit que tous ne peuvent être apôtres, prophètes, ou docteurs, que l'Eglise est un immense corps où chaque membre occupe une fonction particulière et surtout que sans la charité tout n'est qu'illusion et vaine gloire. Enfin, elle avait trouvé. "La charité me donna la clé de ma vocation". Ne s'étant reconnue dans aucun des membres décrits par saint Paul, elle a compris que "si l'Eglise avait un corps composé de différents membres, le plus nécessaire, le plus noble de tous ne lui manquait pas" c'est-à-dire le cœur, "que ce cœur était brûlant d'amour" et "que l'Amour seul faisait agir les membres de l'Eglise, que si l'Amour venait à s'éteindre, les Apôtres n'annonceraient plus l'Evan¬gile, les martyrs refuseraient de verser leur sang" (...) "O Jésus, mon Amour... ma vocation, enfin je l'ai trouvée, ma vocation, c'est l'Amour" (Manuscrits autobiographiques, coll. Livre de vie p. 224 à 226).
    Quand on perçoit comme Thérèse, Charles de Foucauld ou saint Bernard l'appel de l'Absolu, alors commence l'aventure.
    Une aventure parfois rapide - Thérèse mourut à vingt cinq ans -, parfois plus longue - comme celle de Bernard qui atteignit un âge respectable, en son temps, 63 ans - ou le Curé d'Ars qui s'endormit, épuisé, à 73 ans - mais toujours difficile, qui nous arrache à toutes nos sécurités humaines pour nous lancer sur les chemins inconnus, vers l'unique montagne de Dieu, comme Abraham, Moïse, Elie, et Jésus-Christ lui-même. Car la première fonction de la prière est de nous arracher à notre situation de misère sur terre, pour nous élever peu à peu vers Dieu. Comme saint Bernard nous le montre dans son cinquième sermon de Carême, quelque soit l'endroit où nous passons, un ennemi nous guette, entendons notre chair née du péché, profondément corrompue dès la naissance et toujours davantage viciée par ses mauvaises habitudes (5,1), au point que notre volonté, tortueuse et pleine d'anfractuosités, loin de se réjouir en Dieu, ne cherche que ses propres caprices. Comment donc pourra-t-elle s'unir à celle de Dieu parfaitement droite et simple ? (Carême 6,1 à 3). Elle le pourra par la prière, en fixant les yeux sur le Seigneur, en attendant de lui qu'il ait pitié de nous (Fête de tous les saints 1,13) et qu'elle marche sur les traces de ceux qui sont des exemples pour nous. Alors, prenant appui sur les deux pieds, celui de la méditation et de l'oraison, nous parvien¬drons peu à peu à grimper sur le sentier qui mène à la montagne, tout en sachant qu'il faut de la patience que personne n'arrive du premier coup au sommet, ou, pour prendre une autre image, que c'est en montant degré par degré qu'on parvient au faîte de l'échelle (In festo s. Andreae 1,10). Telle est la montagne de la prière où Jésus s'est rendu pour prier seul (Mt 16,23), d'où vient en bondissant l'Epoux du Cantique des Cantiques (Cant. 2,8) et vers laquelle nous devons à notre tour nous diriger pour y prier avec persévérance et obtenir du Père des Cieux une bonne volonté, en même temps que la force de l'accomplir (In festo ascens. 4,11) pour enfin au terme de notre marche parvenir au sommet où se célèbrent dans l'âme du juste les noces spirituelles.
    L'Eglise et en particulier les moines ont réfléchi aux moyens qui rendent possible l'ascension de l'âme vers Dieu. Outre l'office dont il était question plus haut, on distingue la lecture divine (lectio divina), la méditation, l'oraison (oratio) et la contemplation. La première, la lectio divina, consiste à choisir un texte de l'Ecriture ou des Pères de l'Eglise qu'on commence à lire lentement, sans autre préoccupation que celle de s'ouvrir à ce qu'il dit. On s'arrête dès qu'on est ému, car le but n'est pas de connaître, mais de susciter le goût de Dieu pour en savourer la présence. C'est un exercice de lecture, en pure perte. Il est difficile parce qu'on est toujours pris par la passion de savoir ou de s'instruire.
    Vient ensuite la "meditatio" qui traduit le mot hébreux hagah et, comme lui, signifie apprendre la Loi (La Torah) et les paroles des sages en les prononçant avec les lèvres, même à voix basse, en se les récitant à soi-même. Ainsi l'entend le psalmiste, quand il dit : "La bouche du juste murmure (méditabitur) la sagesse" (ps. 36,30) ou encore "ma langue tout le jour redira (méditabitur) ta justice" (70,24). Véritable mâchonnement de l'Ecriture pour le fixer dans la mémoire en utilisant toutes les ressources du corps. On voit combien cet exercice est inséparable de la lectio divina. Il la prolonge en quelque sorte pour en recueillir la plénitude de sens, pour permettre aussi à l'esprit d'atteindre plus de stabilité et repousser les multiples tentations (voir l'introduction de Gaston Hocquard aux Méditations du bienheureux Guigues de Saint-Romain, coll. Analecta cartusiana 1984 p. 50).
    La prière (oratio) est davantage connue. Laissons la parole à Bernard qui en distingue quatre formes : "la première prière doit se faire dans un élan de pudeur. Cela implique que le pécheur n'ose pas encore s'approcher de Dieu directement, mais qu'il se mette en quête d'un saint personnage, d'un
    pauvre de cœur, qui soit comme la frange bordant le vêtement du Seigneur, et par qui l'accès sera rendu possible. L'exemple typique de cette prière, c'est la femme, dans l'évangile, qui souffrait d'hémorragie, et dans son désir d'être guérie, s'approcha et se dit en elle-même : si je touche seulement la frange de son vêtement, je serai guérie (Mt 9,21).
    "La deuxième prière se caractérise par un élan de pureté, quand le pécheur déjà s'approche en personne et confesse ses fautes de sa propre bouche. D'une telle prière il nous reste l'exemple de la pécheresse qui arrosait de ses larmes les pieds du Seigneur et les essuyait de ses cheveux. A son sujet le Seigneur dit : ses nombreux péchés lui sont remis puisqu'elle a beaucoup aimé (Luc 7,37).
    "La troisième prière se répand à partir d'un large élan de cœur, et cela se réalise quand celui qui avait prié pour lui-même se met à prier pour les autres. C'est ainsi que les Apôtres ont intercédé pour la Cananéenne lorsque celle-ci implorait en faveur de sa, fille. Exauce-la, disent-ils à Jésus, car elle nous pqursuit de ses cris (Mt 15,23).
    •"La quatrième prière s'exprime dans un élan de ferveur, en jaillissant de la pureté du cœur, avec action de grâces, sans aucune hésitation. C'est la prière que fit le Seigneur lui-même quand il ressuscita Lazare, au tombeau depuis quatre jours, et qu'il dit : je te rends grâces, Père, de m'avoir exaucé (Jn 11,41). C'est à ce genre de prière-là que pense l'Apôtre quand il nous exhorte à prier fréquemment : Priez sans cesse, dit-il, rendez grâce en toute occasion (1 Th. 5,17).
    "Ces quatre espèces de prières dont il vient d'être parlé, à savoir la pudeur, la pureté, l'ampleur et la ferveur, l'Apôtre nous y invite en leur donnant d'autres noms, quand il écrit : je recommande avant tout qu'on fasse des demandes, des prières, des supplications, des actions de grâces" (1 Tim 2,1) (De Diversis 107,1).
    La contemplation enfin est la forme la plus haute de la rencontre possible avec Dieu ici-bas :
    l'union mystique, avant la vision béatifique réservée à l'au-delà. Elle consiste en une sorte d'intuition de l'esprit, comme il a déjà été dit, où Dieu lui-même se communique au plus profond de l'âme de façon mystérieuse mais avec une certitude bien supérieure à celle de toute autre connaissance. Là encore on n'entre que progressivement, par degrés. Il faut d'abord apprendre à connaître. Cela se passe dans le lieu où l'Epoux, en tant que maître de l'univers, prononce ses décrets et ses décisions, imposant à toute créature les lois du poids, de la mesure et du nombre. "Ce lieu est élevé, secret, mais point tranquille, car l'âme cherche sans cesse à comprendre et si elle dort, ce n'est qu'à moitié, car son cœur veille" (In cant 23,11). Puis l'âme à la vue de Dieu commence à trembler : trouvera-t-elle grâce auprès de lui ? David lui-même, "le plus grand des contemplatifs" avoue que ses pas chancelaient quand il voyait les pécheurs en paix et ne pas avoir de part aux tourments des autres hommes (ps 72,3 à 6). Ici l'âme commence à sentir la saveur de Dieu et non plus seulement à être instruit en vue de la connaissance. Mais il est un lieu plus élevé où l'âme peut se reposer, tranquille et apaisée, qui n'est pas le lieu du juge ou du maître, mais de l'Epoux, où "l'on voit clairement la miséricorde exercée par le Seigneur de toute éternité et pour l'éternité sur ceux qui le craignent". C'est la chambre où se réalise "le mystère de la vision contemplative", parce qu'on n'y voit plus Dieu troublé par la colère et distrait par trop de soucis, mais plein de bonté et de tendresse. Celui qui connaît le bonheur d'être transporté dans cette retraite, hors d'atteinte des soucis du monde et du trouble des sens, celui-là a le droit de dire avec l'Epoux du Cantique des Cantiques. "Le roi m'a fait entrer dans sa chambre" (1,4) "Hélas, soupire Bernard, cette heure vient rarement et le séjour est bref" (In cant. 23,1 là 16).