• Des moments d’éternité, dans des journées toutes ordinaires

     Le 19 mars 2013. Giboulées et bourrasques. Avec J. et L., deux membres de l'aumônerie du CHS, je prépare la salle polyvalente de l'une des deux UMD (Unité pour Malades difficiles, qu'on appelle plus couramment « Sûreté » chez nous) pour la rencontre mensuelle avec les malades qui le souhaitent. Habituellement ces rencontres prennent la forme très simple d'une célébration avec chants, prières, lecture et méditation d'un texte d'Evangile et surtout écoute de ce que les uns et les autres ont à dire. Aujourd'hui, en la fête de saint Joseph, je célèbre l'eucharistie. Oh, nous ne sommes pas nombreux, dix en tout. Ce n'est pas la foule immense de la place Saint-Pierre accourue de tous les coins de la terre pour la messe inaugurale du ministère de notre pape François. Mais très vite nous vivons un moment de lumière, de paix, d'échange, de fraternité avec le Christ au milieu de nous. On ne peut pas vivre une messe mieux que nous l'ayons fait ce matin-là. Un des participants m'embrasse à la fin. « C'était fort », dit-il. Et simple, comme a voulu notre pape que soit la messe inaugurale de son nouveau ministère. Il me semble que nous avions vécu un moment d'éternité.

    Le 2 septembre 2013. Dialogue avec une dame : A propos des handicapés profonds, ceux qu’on appelait il y a une trentaine d’années les oligophrènes, ou plus vulgatirement des « légumes », et maintenant des PHA (personnes handicapées adultes). C. me disait tout à l’heure : pourquoi les laisse-t-on vivre ? Que font-ils sur terre ? Et pourquoi le Bon Dieu permet-il qu’ils naissent ainsi ? Que de fois ai-je entendu ces questions. Je me suis souvenu du témoignage d’un éducateur qui travaillait dans le cadre de l’Arche. L’Arche fondée par Jean Vanier a pour mission de permettre aux handicapés mentaux, grâce à une vie partagée, de prendre leur juste place dans la société. L’éducateur en question disait que ces handicapés étaient peu à peu devenus pour lui de vrais maîtres spirituels. Leur vitalité n’arrive pas à s’extérioriser, comme celle des personnes « normales » ; ils n’en sont pas moins enfants de Dieu, habités par la grâce divine, même si leur intériorité est comme prise dans un bloc de béton. Cela a été pour moi comme une révélation. Je revois les célébrations que j’ai vécues avec des personnes semblables et pense tout particulièrement à Lucien; il tenait avec émotion un cierge allumé qu’on lui avait remis et regardait la flamme. Son visage s’illuminait comme celui de Moïse descendant du Sinaï, après sa rencontre avec Dieu. Moment d’éternité dans une journée toute ordinaire.

     Le 3 septembre 2013. C’était il y a longtemps, dans mes premières années de service en psychiatrie. Jean-Pierre était assis seul à une table dans la salle commune d’une UMD et roulait une cigarette. Je me présente. Lui aussi. Il avait du papier à écrire devant lui et un stylo à bille. – Vous restez en relation ave le monde extérieur, dis-je, puisque vous êtes en train d’écrire. Oui, répondit-il. Il marqua un moment d’arrêt, comme s’il cherchait quelque chose à dire. - Vous savez, ajouta-t-il, ils ne sont pas nombreux mes correspondants. Une seule personne m’écrit… - Puis-je savoir qui ? - La maman de Jeannine. Jeannine, ma compagne de vie. L’émotion l’étreignit jusqu‘aux larmes. Je viens du pays de la Loire, dit-il (il me parla un peu de son pays, de son village). Quant au motif de mon transfert ici, reprit-il, j’ai honte de le dire. -Allez-y, dis-je… C’est moi qui ai tué Jeannine. Il me regarda d’un regard infiniment triste. - Et vous aimiez la fille... ? - Je ne comprends pas, dit-il, pourquoi j’ai fait cela. Il resta un long temps en silence. Moi aussi. - Est-ce que vous me pardonnez ? demanda-t-il ? Est-ce que le Bon Dieu peut me pardonner ? Je voudrais me confesser. Il ouvrit son cœur à Dieu et je sentis la paix l’inonder, une paix plus profonde que le remords qui le taraudait comme une vrille qui s’enfonce dans la chair, comme il arrive certains soirs d’automne quand le ciel est chargé de tous côtés, et que le soleil lance une dernière lueur, avant de se coucher, par surprise, par miracle. Moment d’éternité.

     

     


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